
Jean Boissinot, Emmanuel Faber : «Les COP ont beaucoup de défauts, mais ont fait progresser l’ambition des pays»

L’Agefi : Quel bilan dressez-vous de la COP28 ?
Emmanuel Faber : Je considère depuis longtemps que les COP sont des rendez-vous à la fois nécessaires et insuffisants. En cela, la dernière COP n’a pas été différente mais le contenu de la déclaration finale relève du miracle. Malgré les craintes à l’égard du pays organisateur, la COP acte la «transition pour s’éloigner» des énergies fossiles. C’est un message très fort des pays du Golfe, qui décident de prendre leur destin en main, dépassant les freins de l’Opep.
Je trouve également très significatif le fait que pour la première fois, une COP Climat marque officiellement son attachement à la COP Biodiversité. Le «30 pour 30» qui a été acté dans l’accord de Montréal-Kunming va permettre de créer des cadres fondamentaux pour la réorientation des flux de capitaux.
Une COP est à la fois l’aboutissement et la synthèse d’une année de négociations techniques et le cadrage politique des discussions à venir
Jean Boissinot : Le changement climatique constitue un problème mondial. L’accord de Paris a permis de définir une gouvernance globale très imparfaite et souvent mal comprise, mais qui fonctionne. La tonalité négative des réactions relève beaucoup d’une incompréhension de ce qu’est une COP. Ce n’est pas une grande assemblée parlementaire qui se conclut par un vote sur une loi que tout le monde applique. C’est à la fois l’aboutissement et la synthèse d’une année de négociations techniques et le cadrage politique des discussions à venir.
Ma principale crainte avant le début de la COP28, c’était que les avancées soient faibles, ou inexistantes. Or des étapes importantes ont été franchies : c’est par exemple la première fois que l’on parle d’énergies fossiles dans la déclaration finale d’une COP. Evidemment cette déclaration est la résultante d’une négociation, qui peut interpeler par certains aspects. Mais étant donné le fonctionnement des COP, il faut, en lisant ce texte, comprendre où se situe la prochaine ligne à partir de laquelle des avancées vont pouvoir être réalisées.

Faut-il regretter l’absence d’accord sur les marchés du carbone ?
JB : Il vaut mieux qu’il n’y ait pas d’accord plutôt qu’un mauvais accord. Sur ce sujet, il y a deux visions très antagonistes. Toutes deux sont respectables : la volonté de trouver des fonds pour des économies qui sont les réceptacles du carbone mondial, rendent un service incroyable et ne sont aujourd’hui pas rémunérées pour cela, tout comme la position de ceux qui souhaitent s’assurer que les crédits carbone mis sur le marché compensent réellement des tonnes de CO2 émises et seulement celles qui ne pouvaient pas ne pas être émises.
EF : On aurait vraiment pu craindre que les Etats producteurs de pétrole réfléchissent à leur horizon de neutralité carbone à horizon 2050 en prétendant la trouver par la captation carbone de manière naturelle ou artificielle. Or la déclaration finale est claire : «ces apports resteront limités», ce qui conduit à focaliser les efforts sur la décarbonation des activités de base plutôt que sur la compensation. C’est fondamental, et en cela cela continue de clarifier le futur cadre de fonctionnement des marchés carbone.
Nous avons beaucoup avancé sur la prise en compte des risques liés à la nature tout en prenant la mesure, à chaque pas, de la difficulté du sujet
Quel bilan dressez-vous de l’action du NGFS en 2023 ? Quelles vont être vos priorités pour 2024 ?
JB : En 2023 nous avons beaucoup avancé sur la prise en compte des risques liés à la nature tout en prenant la mesure, à chaque pas, de la difficulté du sujet. Nous avons également travaillé sur la blended finance, qui au fil de nos réflexions est apparue comme un élément critique de la transition au niveau mondial.
En 2024 nous allons continuer à progresser sur d’autres chantiers prioritaires, tels que les plans de transition et les scénarios de court terme. Nous allons aussi explorer les enjeux liés à l’adaptation pour les banques centrales et les superviseurs. L’objectif du NGFS est de faciliter l’action climat de ses membres. Nous ouvrons la voie, même si je devrais laisser cette expression à Emmanuel : nous ne mesurons pas notre succès en nombre de rapports publiés, mais au nombre de nos membres qui se saisissent de ces rapports et les mettent en œuvre. De ce point de vue-là, les choses avancent bien.
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Deux ans après votre nomination, Emmanuel Faber, il semble que vous avez parachevé tous les travaux dont vous étiez investi ?
EF : C’est vrai. J’ai été impressionné par la dynamique qui s’est mise en place dans l’écosystème de l’ISSB au cours des deux années écoulées depuis la COP26. Nous avons été très soutenus par l’Iosco [l’organisation internationale des gendarmes de marché, ndlr], et beaucoup d’investisseurs et d’entreprises qui souhaitaient qu’un langage commun global s’installe aussi vite que possible. Mais les choses sont allées plus loin encore. La normalisation internationale du secteur public par l’IPSASB sera également fondée sur nos normes. Le comité de Bâle a récemment annoncé que ses futurs outils de pilotage de la solvabilité et de la liquidité bancaire seraient fondés sur nos normes. Enfin, le Conseil de stabilité financière (FSB) nous a missionnés à partir de 2024 pour le suivi de la mise en place par les pays et les entreprises de nos normes et du reporting TCFD.
Notre priorité pour 2024 est l’accompagnement de tous les pays qui ont l’intention de mettre en œuvre nos premières normes. Sur le développement technique, nous allons délibérer au cours des prochains mois pour déterminer les priorités des deux ans à venir et les moyens nécessaires. La biodiversité fait partie des quatre sujets sur lesquels nous avons consulté en 2023. Nous avons pris le soin de faire référence aux travaux de la GRI [normes de reporting de développement durable, ndlr] et de la TNFD [taskforce sur le reporting des risques liés à la nature], avec qui nous travaillons en intelligence pour parvenir à une défragmentation des référentiels. C’est critique. Le momentum est là, à nous de le saisir, car il est beaucoup plus simple de travailler en amont de la création d’un standard, plutôt qu’en aval.
Enfin, la gouvernance de l’ISSB poursuit sa mutation. Morgan Després, qui a occupé les fonctions de secrétaire général du NGFS avant Jean, rejoint les trustees de la Fondation IFRS à compter du 1er janvier 2024, de même que Bertrand Badré, ancien DG de la Banque Mondiale, et fondateur de Blue Like an Orange Capital.
Qu’est-ce qui manque pour combler le fossé entre les besoins en financements et la réalité des investissements ? Est-ce que tout repose sur des choix politiques ?
JB : Nous arrivons à un point de bascule. Selon le scénario de l’Agence internationale de l'énergie, à politiques inchangées, le pic de consommation d’énergies fossiles se situe dans les 3 à 5 ans. Si l’on prend en compte les engagements des pays, les différentes projections montrent que le réchauffement s’établirait entre 2,3°C et 1,8°C. Ce n’est pas suffisant, nous en sommes tous conscients. Mais avant la COP de Paris nous étions en route pour un monde à +4°C. Les COP ont beaucoup de défauts, mais elles sont parvenues à faire progresser l’ambition des pays en matière de transition.
La transition de nos modes de vie exigera une redistribution fine
En termes politiques, ne se pose plus le défi de l’ambition, mais celui de l’exécution et de l’accélération. C’est là que les politiques climatiques sont essentielles. Des politiques crédibles et durables qui «donnent un prix au carbone», c’est le seul moyen d’accélérer la bascule en cours mais aussi d’augmenter les investissements de la transition en les rendant rentables. Malheureusement, nécessaire et évident ne veut pas dire facile. En entérinant l’objectif d’une élimination des subventions inefficaces aux combustibles fossiles, la déclaration finale de la COP28 confirme les éléments de langage qui avaient été posés lors de la COP précédente. C’est un choix politique évident en théorie, qui permet de libérer des ressources budgétaires, mais qui n’a rien d’aisé en pratique.
EF : Des politiques publiques sont nécessaires. Plus elles seront engagées, plus l’effet de la transparence imposée par la CSRD en Europe par exemple, et par l’ISSB plus globalement, permettra d’allouer de flux de capitaux en face des risques et des opportunités créés par cette ambition politique. Pour y parvenir, il faut que les marchés de capitaux soient informés par un langage complètement greffé sur les systèmes comptables et d’évaluation. La fonction du changement climatique, pour une entreprise, est de rebattre ses avantages concurrentiels. Une entreprise capable de mettre en œuvre un plan de transition mieux pensé, plus efficace en termes de résilience que sa concurrente, aura mécaniquement un meilleur coût du capital.
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Comment rendre cette transition juste, et socialement acceptable ?
JB : La transition juste n’est pas, en toute orthodoxie, dans le mandat des banques centrales. Elle relève davantage de l’autorité budgétaire. Mais nous y réfléchissons dans le cadre des scénarios. Nous cherchons à déterminer les conséquences d’une transition mal gérée, en termes de coûts et de risques. Ces travaux nous permettent de contribuer à la compréhension des enjeux associés à ce sujet, et d’expliquer en quoi il serait important, pour une banque centrale ou une autorité de supervision, de prendre en compte cette dimension.
EF : Pour la première fois cette année, le GIEC a formellement introduit dans ses conclusions la nécessité d’une transition qui soit acceptable. En France, les travaux de l’OFCE montrent qu’en termes de réduction d’émissions, les efforts les plus importants à réaliser en termes relatifs se situent au sein du quartile supérieur de chaque décile de revenus, pour des raisons très différentes.
Baisser les prix de l’essence est une aberration sociale et écologique. On sait, partout dans le monde, que les subventions aux énergies fossiles évoquées par Jean profitent avant tout aux ménages dont les revenus sont dans le quartile supérieur de la population : ceux qui ont deux ou trois voitures, qui voyagent davantage. C’est mécanique. La transition de nos modes de vie exigera une redistribution fine, des incitations et des transferts géolocalisés, pour contenir les dépenses contraintes et assurer une transition inclusive, dans un narratif commun. Pour élaborer un exemple que nous avons publié en décembre sur la «transition juste» en application de notre norme Climat, nous nous sommes inspirés d’un indicateur élaboré par Climate Action 100+ sous l’égide de Ceres en 2019. C’est un sujet que l’ISSB devra approfondir, car il sera vite un facteur bloquant ou facilitant pour la transition à l’échelle micro et macro-économique.
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