Les banquiers centraux, demain : plombiers ou horlogers ?

Les banques centrales doivent désormais jouer simultanément sur les taux et la taille de leur bilan, et composer ainsi avec la «plomberie» du fonctionnement opérationnel des marchés. Une situation complexe, pointe Vivien Levy-Garboua.
Professeur à Sciences Po
LEVY GARBOUA
Vivien Levy-Garboua  - 

Du temps où Alan Greenspan était gouverneur de la Fed, la politique monétaire était un art. Dans les années 1990, l’efficacité de la règle d’ajustement des taux d’intérêt aux fluctuations de l’activité et de l’inflation (la « règle de Taylor ») avait fait rêver les économistes qu’elle soit devenue une science. Et si, après la période de Quantitative Easing (QE), elle était désormais une affaire de plombiers ?

Après la crise de 2008, parce que les taux étaient à leur plancher, les banques centrales ont pratiqué une politique de gonflement de la base monétaire par achat massif de titres publics. Puis, après l’épisode du Covid, en 2021, lorsque l’inflation est brutalement apparue, une politique de hausse des taux d’intérêt rapide et violente, sans précédent. Elles doivent se préparer maintenant à une période « normale » où il va falloir jouer simultanément sur les prix (les taux d’intérêt) et sur les quantités (la taille du bilan des banques centrales). C’est une situation nouvelle, où les choix de politique monétaire devront composer avec la «plomberie» du fonctionnement opérationnel des marchés.

Le piège des réserves bancaires

«Avant», c’était simple, il suffisait de faire varier les taux courts pour agir sur la courbe des taux, et influencer les décisions d’investissement des entreprises ou des ménages. À la hausse pour ralentir une économie en surchauffe, à la baisse pour dégeler une économie ralentie. Le QE a changé la donne.

D’une part, il donne aux grands argentiers une influence sur les taux longs aussi bien que sur les taux courts, d’autant plus forte que leurs achats de titres ont été importants : plus de 5.000 milliards de dollars de part et d’autre de l’Atlantique, près d’une moitié des montants de nouvelles dettes émises. Dans le contexte actuel, où l’on voudrait à la fois baisser les taux d’intérêt et réduire le bilan des banques centrales, il y a là deux objectifs contradictoires, et les atteindre simultanément est difficile.

D’autre part, elle a créé une situation imprévue, parce que la contrepartie inévitable des achats de titres par les banques centrales est la constitution de dépôts importants à la banque centrale par les banques commerciales, les «réserves», et que ces réserves sont elles-mêmes indispensables pour assurer le respect de l’une des principales contraintes de la règlementation, le LCR (Liquidity Coverage Ratio). Réduire les titres détenus par la banque centrale, c’est réduire ces réserves et risquer de mettre les banques en difficulté, mais l’admettre, c’est reconnaître que les banques centrales se sont piégées elles-mêmes…

Pertes d’exploitation

Cerise sur le gâteau, la hausse des taux a engendré des pertes d’exploitation pour les banques centrales : elles détiennent des obligations à des taux très faibles (1 à 2%), et rémunèrent les réserves à près de 5% aux Etats-Unis et 4% en Europe. Un écart de taux négatif de 3 à 4% environ, sur des encours énormes. Certes, les ressources que constituent les billets (pour près de 2 trillions) ne paient pas d’intérêt et ne coûtent (presque) rien à produire, amortissant la perte, mais perte il y a, et, même si les banquiers centraux savent que cette considération ne doit pas les détourner de leur objectif, ils savent aussi que cette situation ne doit pas durer trop longtemps sous peine de créer un conflit avec leurs actionnaires, les Etats, déjà lourdement endettés. La solution simple, c’est de rétablir des réserves obligatoires non rémunérées. La BCE l’a fait, dans des proportions très modestes (de 0 à 0,5% des dépôts). De même qu’elle a mis fin aux crédits à -1% qu’elle avait consentis aux banques pour leur permettre de supporter les taux négatifs sur les réserves de naguère. Mais cela ne suffit pas.

Alors, que faire ? Renoncer à dégonfler les bilans des banques centrales ? Baisser les taux de rémunération des dépôts (les réserves) plus fortement, pour inciter les banques à substituer des obligations d’Etat à ces dépôts ? Rétablir davantage de réserves obligatoires non rémunérées, en évitant de créer un trou béant dans la rentabilité des banques ? Pratiquer une politique de refinancement massif des banques pour compenser la baisse des encours de titres (et comment) ? Autant de questions qu’il va falloir trancher.

Les marchés – du refinancement, des réserves, des titres détenus par les banques, des crédits, des dépôts et des obligations – sont désormais tellement interconnectés, leurs taux d’intérêt respectifs si sensibles à ce qui se passe sur chacun des autres «marchés» que le cadre opérationnel de la politique monétaire (la tuyauterie) est désormais indissociable de la politique elle-même. Comprendre et maîtriser ces interdépendances relève de la haute précision. Il faudra plus qu’un plombier pour comprendre leurs interactions et orienter flux et stocks comme souhaité. Un horloger ?

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