La Turquie réveille la prime de risque des marchés émergents

La destitution du gouverneur de la banque centrale turque relance la question de la valorisation de la prime politique dans ces pays.
Xavier Diaz
Sahap Kavcioglu, économiste et ancien député du parti au pouvoir, a été nommé à la tête de la banque centrale turque. TCMB
Sahap Kavcioglu, économiste et ancien député du parti au pouvoir, a été nommé à la tête de la banque centrale turque.  -  Photo TCMB.

En Turquie, il n’est pas de poste plus exposé que celui de gouverneur de la banque centrale. Naci Agbal l’a appris à ses dépens. Quatre mois après sa nomination à la tête de l’institution, à la suite du limogeage de son prédécesseur, il a connu le même sort. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a douché l’espoir des investisseurs étrangers qui voyaient en lui le garant d’une politique monétaire plus orthodoxe. Une politique monétaire en phase avec ce qu’attendent les marchés d’une banque centrale, surtout dans un pays émergent.

La livre turque a chuté de près de 10% après ce limogeage, revenant en séance lundi à son niveau précédant la nomination de Naci Agbal début novembre dernier. Son engagement à combattre l’inflation avait convaincu les marchés avec à la clé une augmentation de 875 points de base (pb) du taux repo à 19%. La reprise de la livre turque validait la direction prise par la banque centrale turque (BCT) mais le président turc, convaincu que la hausse des taux d’intérêt alimente l’inflation, l’a limogé pour nommer un économiste et ancien député du parti au pouvoir, Sahap Kavcioglu. Ce dernier avait vertement critiqué la décision de la BCT de relever jeudi 18 mars de 200 pb les taux, bien au-delà des attentes du marché.

Valeur de l’indépendance

Cet interventionnisme rappelle aux investisseurs dans les marchés émergents que le risque politique est une donnée indissociable de la valorisation de ces actifs. Le limogeage fin février du patron du groupe public pétrolier Petrobras par Jaïr Bolsonaro avait également secoué les marchés, faisant chuter les actions, les obligations et le real brésilien. Un interventionnisme que le président brésilien a poursuivi avec la destitution vendredi 19 mars du président de la banque publique Banco do Brasil. L’an dernier, le limogeage du président de la banque centrale ukrainienne avait également soulevé des interrogations sur l’indépendance de cette institution. Ce nouvel épisode dans la valse des gouverneurs de la banque centrale turque va-t-il amener à une réévaluation des risques dans les émergents ?

«Si les banques centrales ne garantissent pas au marché, par leur indépendance, leur vigilance par rapport à la valeur de la monnaie, il faudra réintégrer une prime de risque à l’égard de la grande majorité des pays émergents, hors-Asie», estime Véronique Riches-Flores, économiste indépendante chez RichesFlores Research. C’est le cas pour les actifs turcs, alors que la banque centrale va désormais avoir du mal à rassurer les investisseurs quant à son indépendance, de l’avis des spécialistes qui se veulent toutefois rassurés par l’évolution des autres actifs émergents lundi. Les devises et les taux, notamment des pays considérés comme les plus vulnérables (Brésil, Afrique du Sud…), ont été affectés mais ont réduit leurs pertes dans la journée. «Après avoir débuté la séance en baisse, les autres actifs émergents ont rapidement réduit leurs pertes, contrairement aux actifs turcs. La corrélation entre les marchés émergents est plus faible désormais qu’elle ne l’a été», explique Phoenix Kalen, stratégiste marchés émergents chez Société Générale CIB. Si l’on en juge par la réaction des marchés lundi, le risque semble limité. «Nous ne pensons pas qu’il y aura une contagion du risque politique turc aux autres pays émergents. La séance hier a montré une faible évolution au-delà des actifs turcs, constate Claudia Calich, gérante chez M&G. C’est rassurant. Cela montre que les investisseurs distinguent bien les situations entre pays.»

Pour Phoenix Kalen, «la forte réaction sur les actifs turcs n’est guère étonnante. Il est très difficile d’évaluer la prime de risque politique sur la Turquie. Les décisions politiques sont très volatiles. Le problème est que cela s’ajoute à une situation de vulnérabilité exacerbée pour la Turquie dans l’environnement actuel de hausse des taux aux Etats-Unis.» Le pays risque une crise de changes.

La hausse des taux longs américains a contraint le gouverneur de la BCT à commettre un faux pas en relevant fortement ses taux. «Avec la hausse des taux longs aux Etats-Unis, les pays émergents disposent de moins de marges dans leurs politiques monétaires, souligne Frédéric Rollin, conseiller en investissement chez Pictet AM. Le changement arrive à un moment délicat pour les marchés émergents. Nous nous attendons à ce qu’il y ait un peu plus de volatilité sur ces actifs.» Les banques centrales brésilienne et russe ont récemment relevé leurs taux directeurs.

L’histoire émergente surjouée

Même si le monde émergent reste très disparate avec beaucoup de cas spécifiques, ce dernier entre dans une partie du cycle où une prime de risque plus importante est sans doute nécessaire, selon certains spécialistes. Combinés, la hausse de l’inflation qui contraint à des resserrements de politique monétaire, la hausse des taux longs dans les pays développés, un dollar plus volatil et plus fort et la normalisation à venir de la liquidité dans les pays développés, sont négatifs pour les émergents.

«Il s’agit d’un rappel à l’ordre au marché, avec frais, sur l’exagération ayant entouré la thématique de la reflation ces dernières semaines, lance Véronique Riches-Flores. Les marchés sont pris à leur propre piège. Ils ont surjoué l’histoire émergente aidés par l’abondance des liquidités. Le discours sur les émergents est loin de la réalité.» La reflation, qui a soutenu les prix des matières premières est favorable pour les émergents exportateurs de matières premières mais pas pour la plupart des pays importateurs comme la Turquie. Cette situation les rend vulnérables, d’autant que ces pays doivent faire face à une hausse de l’inflation les obligeant à resserrer leurs conditions financières. «L’allure de l’inflation va mettre pas mal de banques centrales en difficulté et ajouter de la volatilité», poursuit l’économiste. «La volatilité sur les émergents viendra moins de facteurs internes qu’externes, et notamment de la hausse des taux longs américains, des prix des matières premières et du thème de la reflation», affirme pour sa part Phoenix Kalen. Les marchés émergents sont entrés dans un nouveau cycle.

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