
Emploi post-Brexit, la City en plein « fog »

Après trois ans et demi d’atermoiements, le Royaume-Uni est finalement sorti de l’Union européenne (UE). Pour la City, c’est l’heure des premiers bilans. « Chaque année, les banques recrutent massivement en ‘summer internships’, ces sésames ouvrant ensuite la voie à des ‘graduate programmes’, rappelle Philippe Thomas, professeur de finance à l’ESCP Europe. Or, en février, les banques n’ont toujours pas achevé leurs recrutements alors même qu’elles nous disent que leurs effectifs sont justes. » L’enseignant estime à 38 % la baisse du nombre de summer internships cette année, comparé à 2016. « Dans les grandes banques de financement et d’investissement (BFI), on compte maintenant les ‘summers’ par petites dizaines. »
Pour l’heure, les business schools françaises gardent le cap. « Nous avons dépassé cette année le nombre de ‘summers’ enregistrés l’an dernier, poursuit Philippe Thomas. Mais c’est grâce à un travail de renforcement de nos programmes de préparation. » Même constat au sein de l’Essec : « Nous n’avons pas enregistré de baisse significative, affirme Sridhar Arcot, directeur académique du master en finance. En général, 20 % de notre promotion trouve des ‘summers’ à Londres. Actuellement, nous sommes à 17 %. » Selon l’enseignant de l’école de Cergy-Pontoise, le Brexit n’explique pas tout : « Nos étudiants doivent affronter une concurrence toujours plus sévère de la part d’autres universités. » Pour les principaux intéressés, le Brexit résonne comme un non-événement. « Londres reste une place de marché attractive, surtout dans les métiers de la banque d’investissement et cette situation ne devrait pas changer avec le Brexit », témoigne Axel Rhein, étudiant en master advanced finance à l’ESCP Europe. Ses camarades de « promo » Ariane Khochtinat et Ruben Verplancke évoquent le large éventail de carrières possibles dans la capitale britannique. « On peut aussi bien démarrer dans une grande banque qu’en boutique, c’est une affaire de caractère et de choix personnel », disent-ils. Et le niveau de rémunération leur donne raison : à Londres, le salaire médian annuel est de 32.000 livres (un peu moins de 38.000 euros) pour un stage comparé à 20.000 livres (23.700 euros) à Paris (source : Emolument.com pour L’Agefi ). Une fois embauchés, les juniors seraient aussi mieux lotis qu’au moment du référendum : si, en 2017, un analyste percevait à Londres un package médian de 55.000 livres (50.000 livres en fixe et 5.000 livres en bonus), il reçoit deux ans plus tard des émoluments équivalents à 67.000 livres (53.000 livres en fixe et 14.000 livres en bonus) (source : Emolument.com pour L’Agefi).
Ces signes positifs ne parviennent cependant pas à masquer une situation plus tendue. Depuis le Brexit, le nombre d’emplois qui pourraient être délocalisés de Londres vers l’UE est resté stable, à environ 7.000, selon EY. Parallèlement, les entreprises continuent d’embaucher localement sur le continent. Depuis le référendum, 43 sociétés dans les services financiers ont ainsi annoncé leur intention d’embaucher localement pour des postes existants ou nouvellement créés, soit plus de 2.400 nouveaux emplois dans l’UE, selon EY. JPMorgan, qui a acquis un second immeuble à Paris pouvant accueillir 450 employés, a annoncé l’arrivée de 100 à 150 banquiers de salle de marché en fin d’année. Au-delà du Brexit, les banques outre-Manche continuent à réduire leurs coûts : HSBC a annoncé qu’elle envisageait de supprimer quelque 35.000 postes au niveau mondial au cours des trois prochaines années. Chez Barclays, les suppressions dans la BFI se compteraient en centaines, selon la presse britannique. Sans surprise, les chiffres sur l’emploi continuent à souffler le chaud et le froid : à la différence de beaucoup d’industries, la finance a enregistré un déclin à deux chiffres (-15 %) du nombre d’offres d’emplois entre 2018 et 2019 pour l’ensemble du Royaume-Uni, selon Robert Walters. « Les grandes banques ont notamment gelé les embauches de 2018 à 2019, indique Chris Hickey, directeur général de l’antenne britannique de l’agence de recrutement. Et si le Brexit et les délocalisations ont joué un rôle dans la baisse des offres d’emploi, l’impact de la restructuration et de l’automatisation technologique s’est également ressenti. »
Déficit de compétences
Néanmoins, des poches de recrutement subsistent. Les contours de l’architecture réglementaire post-Brexit dynamisent les postes en régulation. Les boutiques et gérants chercheraient aussi de nouveaux relais de croissance. « On observe davantage de postes en ventes, marketing et communication dans ces segments de l’industrie financière », confirme Hakan Enver, directeur de l’agence de recrutement Morgan McKinley. L’importance de la cybersécurité et la multiplication des fintech ont aussi stimulé les demandes pour des postes technologiques. La fin d’année s’est caractérisée par un léger regain d’activité, conséquence de la victoire écrasante du Parti conservateur. Mais l’incertitude liée aux négociations commerciales a de nouveau plongé le secteur dans le brouillard. Les candidats ont tranché. « Les Européens manifestent un intérêt plus limité que par le passé pour le marché britannique, constate Hakan Enver. Les contours du futur régime d’immigration restent un sujet important. » Avec quelque 12 % des salariés dans les métiers financiers, les Européens constituent une source de main-d’œuvre incontournable que la City craint de perdre. « A court terme, la modification de notre capacité à accéder aux talents étrangers à la suite du Brexit constituera un défi supplémentaire, car l’investissement dans nos talents nationaux mettra du temps à se manifester », signale ainsi une étude (« Financial Services Skills Taskforce: final report ») supervisée par Mark Hoban, l’ancien ministre de la City. Le rapport met aussi en évidence un déficit de compétences croissant dans les services financiers, en hausse de 30 % entre 2015 et 2017. Un nouveau système d’immigration à points, destiné à soutenir le recrutement, pourrait voir le jour dès l’an prochain. Dans l’intervalle, la City doit trouver les moyens de compenser les secousses de l’après-Brexit.

Pour aller plus loin, l’étude « Financial Services Skills Taskforce: final report » dans la version digitale de L’Agefi Hebdo
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