L’euro numérique : vers une (nouvelle) tokénisation de l’euro ?

Après la publication de la proposition de règlement sur l’euro numérique par la Commission Européenne le 28 juin dernier, une nouvelle étape a été franchie le 1er novembre dernier pour ce projet visant à adapter la monnaie européenne à la numérisation croissante des paiements.
avocat senior au sein du cabinet Ashurst LLP
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La BCE a annoncé le lancement de la phase de préparation de l’euro numérique – prévue pour s'étaler sur une période de deux ans – et qui aura pour but d’effectuer de nouvelles analyses et expérimentations afin de s’assurer que l’euro numérique remplira à la fois les exigences de l’Eurosystème mais aussi celles des utilisateurs (notamment en terme de sécurité et de protection de la vie privée).

Ainsi, quand bien même aucune décision n’a pour l’heure été prise s’agissant des modalités techniques de développement de l’infrastructure qui serait utilisée pour ce projet (ni même s’agissant de l'émission effective d’un euro numérique), la BCE a indiqué que l’euro numérique pourrait être basé sur une technologie des registres distribués (distributed ledger technology ou DLT).

La création d’un euro numérique via une DLT pourrait dès lors être analysée comme une «tokénisation» de la monnaie fiduciaire européenne, l’Autorité des marchés financiers définissant la tokénisation comme «un procédé de représentation numérique permettant l’enregistrement, la conservation et la transmission d’un actif au sein d’un[e][DLT]».

Mais alors, comment s’insérerait l’euro numérique dans le paysage monétaire actuel ? Et comment le distinguer d’autres types d’actifs également liés à la monnaie européenne, et dont la création s’apparente également à une tokénisation de l’euro, tels que les monnaies numériques de banque centrale (MNBC) de gros (wholesale), les stablecoins ou les dépôts tokénisés ?

Euro numérique et MNBC de gros

A ce jour, 130 pays représentant 98% du PIB mondial explorent le recours aux MNBC (de gros, de détail, voire les deux en parallèle). La Banque de France a pour sa part participé à douze expérimentations impliquant le recours à une MNBC de gros. Une MNBC de gros constitue une monnaie de banque centrale émise de façon dématérialisée, ayant vocation à n'être utilisée que par des institutions financières pour des règlements interbancaires. A l’heure actuelle, ces règlements sont réalisés via T2, le système de règlement brut en temps réel de l’Eurosystème ayant remplacé TARGET2.

L'émission d’une MNBC de gros directement sur une DLT pourrait avoir de nombreux avantages, parmi lesquels la simplification et l’accélération du règlement-livraison d’actifs financiers, en rendant par exemple possible la réalisation d’un «règlement atomique» (atomic settlement) sur DLT pour la livraison de security tokens (par exemple des titres obligataires inscrits sur une DLT). Dans ce cas, un smart contract prévoirait le paiement (via une MNBC de gros) et la livraison des actifs financiers simultanément et instantanément, réduisant ainsi le risque de contrepartie.

L’euro numérique serait également une monnaie de banque centrale, mais elle se distinguerait des MNBC de gros par l’utilisation qui en serait faite : il s’agirait d’une MNBC de détail conçue pour être utilisée par les particuliers et les entreprises dans leur vie quotidienne. L’euro numérique viendrait en complément des espèces, et constituerait ainsi une sorte de cash dématérialisé.

Euro numérique et stablecoins

Les stablecoins, représentant actuellement une capitalisation de marché d’environ 126 milliards de dollars, sont des crypto-actifs visant à conserver une valeur stable en se référant à un actif, tel qu’une monnaie officielle. Contrairement aux MNBC (et donc à l’euro numérique), les stablecoins ne sont pas émis par des banques centrales. Leur émission s’effectue soit de façon centralisée par des entités privées (par exemple Tether ou Circle), soit de façon décentralisée via des protocoles (par exemple MakerDAO, émetteur du DAI).

Les stablecoins se référant à une monnaie officielle, telle que l’euro, sont qualifiés de jetons de monnaie électronique (e-money tokens) en vertu du Règlement (UE) 2023/1114 du 31 mai 2023 dit MiCA. A partir du 30 juin 2024, les émetteurs d’e-money tokens devront respecter de nombreuses exigences prévues par MiCA, parmi lesquelles la nécessité d'être agréés en tant qu'établissement de crédit ou établissement de monnaie électronique, de notifier et publier un livre blanc, ou encore de respecter certaines règles en matière d’investissement des fonds reçus en échange des e-money tokens.

Contrairement aux utilisateurs de l’euro numérique qui disposeraient d’une créance à l’encontre de la banque centrale émettrice, les détenteurs de jetons de monnaie électronique bénéficient d’une créance sur les émetteurs privés de ces jetons de monnaie électronique.

Euro numérique et dépôts bancaires tokénisés

Les dépôts bancaires tokénisés constituent une représentation numérique des dépôts bancaires traditionnels convertis en jetons (tokens) sur une DLT par un établissement de crédit. Contrairement à l’euro numérique, les dépôts bancaires tokénisés ne constituent donc pas de la monnaie de banque centrale, mais de la monnaie de banque commerciale. Ces dépôts tokénisés se rapprochent des stablecoins : dans les deux cas, il s’agit d’actifs monétaires tokénisés émis par des institutions privées représentant une créance à l’encontre de leur émetteur.

Toutefois, leur modalité de transfert permet de les distinguer des stablecoins. En effet, contrairement à ces derniers qui sont directement transférables d’un portefeuille (wallet) à un autre (transférant ainsi la créance de remboursement d’un détenteur à un autre), les tokens représentant des dépôts ne peuvent être transférés de la sorte si le destinataire n’est pas client du même établissement de crédit que celui de l’expéditeur. Dans une telle situation, comme pour un dépôt classique, le solde des dépôts tokénisés de l’expéditeur est diminué du montant du transfert effectué, tandis que celui du destinataire est augmenté du même montant. En parallèle, un règlement en monnaie de banque centrale (qui pourrait être effectué au moyen d’une MNBC de gros) est effectué entre les deux établissements de crédit.

Les dépôts tokénisés pourraient trouver de nombreuses applications pratiques, notamment en matière de transferts de fonds (en permettant de réduire le recours à des tiers intermédiaires).

D’un point de vue réglementaire, les dépôts tokénisés et les stablecoins sont en principe soumis à des régimes distincts en droit de l’UE. En effet, MiCA exclut expressément de son champ d’application les crypto-actifs qualifiables de dépôts. Les dépôts tokénisés seraient soumis aux règles applicables aux dépôts bancaires classiques, incluant notamment les exigences prudentielles (Bâle III), mais également les règles relatives au dispositif de garantie des dépôts.

Interopérabilité : pilier de la réussite ?

L’une des clés du succès de cet euro numérique sera son intégration harmonieuse avec les solutions de paiement déjà existantes, mais également son interopérabilité avec les infrastructures sur lesquelles sont émis et circulent les autres actifs monétaires numériques. Il sera en effet crucial de permettre aux particuliers et aux entreprises d’effectuer des transactions de la façon la plus fluide possible, et ce, quel que soit l’actif utilisé. Pour parvenir à cet objectif, une coopération étroite entre les banques centrales et les acteurs privés sera bien évidemment nécessaire.

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