Le décrochage de l’Europe : simple conjecture ou triste réalité

Le retard de croissance significatif de l’Europe sur les Etats-Unis mérite d’être nuancé, explique Isabelle Job-Bazille, directrice des études économiques du Groupe Crédit Agricole. D’autant que la fuite en avant budgétaire américaine n’est pas tenable sur le long terme.
Crédit Agricole
Isabelle Job-Bazille
Isabelle Job-Bazille, directrice des études économiques du Groupe Crédit Agricole.  -  DR

Dans son rapport sur le futur de la compétitivité européenne, Mario Draghi dresse un diagnostic brutal et sans appel d’un décrochage d’une Europe prise en étau entre les volontés de puissance de la Chine et des Etats-Unis. L’objectif du rapport est de créer une véritable prise de conscience de l’urgence à agir face à un risque de marginalisation de l’Europe, quitte à instrumentaliser la peur du déclassement pour créer un électrochoc. Pourtant, l’idée selon laquelle l’Europe accuse un retard de croissance significatif par rapport aux Etats-Unis n’est pas totalement exacte.

Lorsqu’il s’agit de comparer les performances économiques entre pays, on peut, de manière simple, utiliser le PIB à prix courants, converti dans une monnaie commune, le dollar américain. A cette aune, le constat est implacable puisque la taille de l’économie de la zone euro, quasi identique à celle des Etats-Unis en 2008, lui est aujourd’hui inférieure de plus de 40%, de quoi donner raison aux tenants du déclinisme. Néanmoins, utiliser cet indicateur à des fins de comparaisons temporelles peut conduire à des résultats trompeurs tant l’écart, ainsi mesuré, peut être influencé par les fluctuations du taux de change et les différences d’inflation entre pays. Depuis 2008, la forte appréciation du dollar et une inflation américaine en tendance plus élevée ont, de fait, contribué à gonfler le PIB américain et donc à sous-estimer les performances économiques de l’Europe.

D’autres éléments de mesure

Le bon indicateur pour les comparaisons internationales est le PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA) qui corrige les variations de taux de change et gomme les différences de niveaux de prix entre pays. En utilisant cette mesure, le déclin relatif de la zone euro, avec un écart réduit à 12% par rapport aux Etats-Unis depuis 2008, paraît beaucoup moins catastrophique.

Enfin, la population des Etats-Unis ayant augmenté plus rapidement que celle de l’Europe au cours de cette période - grâce notamment aux flux migratoires - il convient, pour refléter au mieux les différences relatives de niveaux de vie, de rapporter ce PIB en PPA au nombre d’habitants. Le retard de la zone euro se limite alors à seulement 6% avec un différentiel qui tombe même à 1%, si on étend l’analyse aux pays membres de l’Union européenne, et ce grâce au rattrapage économique des nouveaux entrants d’Europe centrale. Il n’est même pas certain que l’Américain moyen vive mieux qu’un Européen de la classe moyenne étant donné le creusement des inégalités outre-Atlantique.

Surperformance récente

Bien que le déclin relatif de l’Europe soit discutable au moins eu égard à son ampleur, le sentiment d’urgence vient de la surperformance récente de l’économie américaine, laquelle est aisément explicable mais pas nécessairement reproductible. En premier lieu, si les Etats-Unis profitent encore, contrairement à la vieille Europe, des dividendes démographiques, c’est surtout la vague migratoire récente qui a contribué à la vitalité de l’économie, une tendance qui pourrait s’inverser en cas de victoire de Donald Trump.

Ensuite, avec la révolution du pétrole et du gaz de schiste, les Etats-Unis sont devenus, en 2019, un exportateur net d’énergie. L’accès à une énergie abondante et bon marché leur confère un net avantage compétitif par rapport à une Europe contrainte d’importer à grands frais du pétrole et du gaz naturel liquéfié pour couvrir ses besoins énergétiques. On peut espérer que cette situation ne soit que transitoire si l’Europe accélère le développement des énergies alternatives et compétitives en termes de coûts, telles que les énergies renouvelables et le nucléaire pour jouer de nouveau à armes égales.

Enfin, depuis la crise financière de 2008, les gouvernements successifs mènent, aux Etats-Unis, des politiques budgétaires très expansionnistes même en haut de cycle, de quoi stimuler la croissance alors que la rectitude budgétaire demeure la règle en Europe, hors période de crise. Cette fuite en avant budgétaire aux Etats-Unis n’est pas tenable sur le long terme, même à abuser de l’avantage exorbitant du dollar. A contrario, l’Europe ne doit pas sacrifier son avenir sur l’autel de l’orthodoxie budgétaire.

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La fin d’un monde où le droit primait sur la force

Car l’Europe est à la traîne en matière d’innovation, comme en atteste l’absence de champions européens dans le secteur des nouvelles technologies. Pour combler son retard et gagner la bataille de la compétitivité, l’Europe doit se doter d’écosystèmes productifs, innovants et performants en profitant de synergies au niveau communautaire.

Réussir le passage à l’échelle est un impératif afin de rester dans la course à la redistribution de puissance. Il s’agit, pour ce faire, de libérer le potentiel européen aujourd’hui bridé par l’absence d’une politique industrielle commune, la dispersion des moyens, la fragmentation des marchés de capitaux sans compter les différences réglementaires ou le poids de la bureaucratie bruxelloise. Le monde d’hier d’effacement des frontières où le droit primait sur la force a permis à l’Europe de prospérer. Ce monde-là est désormais révolu avec la nécessité pour l’Union de redéfinir un projet commun à la hauteur de ses ambitions climatiques et garant de sa souveraineté, au risque sinon de voir les pays européens s’enfermer dans un réflexe nationaliste mettant en danger leur destin collectif.

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