
« Notre proposition reprend largement la position des Etats-Unis »

Quelle est la nature de la proposition que vous avez publiée le 10 octobre, dans le cadre des travaux du projet BEPS (sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices) ?
Cette proposition porte sur le pilier 1 de BEPS. Il s’agit de donner des droits à taxer aux pays, même lorsque les entreprises n’ont pas de présence physique, et de concevoir une méthode d’imposition qui permette de répartir les profits et les recettes fiscales entre les Etats. Le projet est en discussion depuis 2017. Cependant, une négociation à 134 pays est difficile, surtout lorsqu’autant de dissensions se font jour. D’un côté, l’Union européenne (UE) veut taxer toutes les sociétés mais refuse que la Chine impose les entreprises européennes issues de secteurs d’activité « traditionnels ». De l’autre, les Etats-Unis et la Chine se montrent prêts à taxer les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), mais veulent pouvoir imposer les autres sociétés. Dans ce schéma, il ne faut pas oublier les pays en développement comme l’Inde, qui veulent percevoir une plus grande part de ces recettes fiscales.
Le ministre de l’Economie français, Bruno Le Maire, n’a pas pu obtenir un accord de principe sur le sujet dans le cadre du G7 Finances, en juillet. Les Etats-Unis y sont-ils favorables ?
Nous reprenons largement la position des Etats-Unis. Cela fait deux ans qu’ils sont force de proposition, quoi qu’en dise la France. Mais deux jours avant la réunion du G7 Finances, Steven Mnuchin (secrétaire du Trésor américain, NDLR) a craint de porter le projet devant le Congrès et a déclaré vouloir prendre des mesures qui ne nécessiteraient pas son accord. La décision française de mettre en place une taxe de façon unilatérale n’est certainement pas étrangère à ce revirement. D’un autre côté, cette décision a fait comprendre aux milieux économiques américains que BEPS allait être mis en place. C’est vrai que j’ai critiqué la décision française, mais elle a joué ce rôle. C’est donc une avancée positive, mais qui crée des tensions.
Vous avez aussi publié un rapport destiné aux ministres des Finances du G20. Qu’attendez-vous de leur réunion du 17 octobre ?
Nous espérons, à son issue, une communication exprimant leur soutien à nos travaux. Nous aurions ensuite à négocier beaucoup de détails techniques. Ces discussions pourraient aboutir mi-2020. Nous ne sommes pas économistes, contrairement à ceux qui, comme Thomas Piketty ou Joseph Stiglitz, adorent nous critiquer et considèrent que nous n’en faisons pas assez. Le monde changera si les pays acceptent de mettre en place ce système. S’ils refusent, alors rien ne changera.
Croyez-vous possible un accord sur la fiscalité des entreprises en 2020 ?
La décision finale appartient aux Etats. Cela fait deux ans que les discussions piétinent. C’est pour cela que nous avons rendu publique notre proposition. Sans impulsion politique, les travaux techniques ne servent à rien.
Certains pays ont peur de perdre une part de leurs recettes fiscales, au profit notamment de pays en développement. Comment avez-vous contourné cet écueil ?
Lorsque vous êtes un pays en voie de développement, que voyez-vous ? Des pays riches, avec des capitaux et des compétences, qui exploitent vos marchés. Vous ne pouvez rien taxer car la valeur créée est intangible. Les profits résiduels reviennent aux pays de résidence de ces sociétés. Un sentiment de frustation se développe dans les pays en développement. Avec la digitalisation de l’économie, les victimes sont les pays développés eux-mêmes, raison pour laquelle ils ont annoncé vouloir prélever davantage d’impôt sur les entreprises digitales. Les pays ont mis du temps à comprendre que la question de l’allocation des profits est la même, quel que soit le secteur d’activité. C’est vrai que cette mesure aura un impact sur les recettes fiscales d’un pays comme la France. Mais, tout bien considéré, le changement sera positif. De plus, s’il n’y a pas d’accord, les Etats n’en resteront pas là. Ils feront ce que la France a fait, allant peut-être au-delà de la seule taxe sur les services digitaux.
Quels sont les obstacles restants pour trouver un accord sur la mise en place d’un niveau de taxation minimum pour les entreprises (le pilier 2) ?
Les Etats-Unis ont voulu s’attaquer à ce problème avec GILTI (Global Intangible Low Tax Income, NDLR), qui a abouti en décembre 2017 à un taux d’imposition minimal des entreprises américaines. L’UE rêve d’un tel système. Nous avons préparé une proposition, que nous n’avons pas encore rendue publique. Elle est en discussion et fera l’objet d’une consultation publique, sans doute au cours du mois de novembre.
Pour parler de succès, est-il nécessaire d’obtenir un accord sur les deux piliers du projet ?
Le premier pilier établit des règles communes pour tous, et il est important d’obtenir un accord. Bien entendu, il serait préférable de mettre en place BEPS sur une base harmonisée. Il y a cependant une asymétrie entre les deux piliers, même si l’ensemble s’inscrit dans un même projet. Le pilier 2 concerne des règles qui peuvent être appliquées de façon unilatérale.
Comment réussir à réunir autant de pays autour d’une table ?
« Larvatus prodeo » : « J’avance masqué » (Descartes, Discours de la méthode). Nous avançons masqués, sans trop le clamer. Dans le cadre de nos travaux sur les paradis fiscaux, nous avons respecté la souveraineté des pays. Ils ont vu l’intérêt de la démarche et ont souhaité se l’approprier. Nous sommes tout de même parvenus à obtenir la fin du secret bancaire. Même les pays comme la Suisse ont intérêt à ce que les autres pays appliquent ces mesures. BEPS procède de la même démarche. Nous avons élaboré BEPS avec le G20, parce que le monde et la gouvernance ont changé. Les organisations non gouvernementales (ONG) ont demandé, à juste titre, que les pays en développement soient associés aux travaux. Alors que nous sommes en train d’établir des standards, une organisation, les pays en développement se trouvent sur un pied d’égalité avec les pays riches. Mais cela rend la vie compliquée, avec le sentiment permanent de marcher sur un champ de mines.
C’est au G20 de Londres que la première liste de paradis fiscaux a été publiée, il y a 10 ans. Quel bilan dressez-vous de cette décennie ?
Dix ans après, c’est finalement la seule mesure qui a fonctionné, alors que ce n’était pas le sujet premier du G20. C’est également le seul sujet qui connaît des avancées dans ce cadre aujourd’hui. La crise financière a secoué les gouvernements et largement réduit l’acceptabilité de la fraude fiscale. En s’attaquant à cela, les gouvernements ont traité une des causes de la crise globale de confiance qui a alors surgi.
Propos recueillis par Annick Masounave
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