Les Etats européens doivent «jouer collectif»

La guerre en Ukraine a totalement remis en cause les plans de retour à la normale des politiques budgétaire et monétaire. L’analyse de Gilles Moëc, chef économiste du groupe Axa.
 Gilles Moëc, chef économiste groupe chez Axa IM
Gilles Moëc, chef économiste du groupe Axa.  - 

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, la normalisation de la politique budgétaire devait accompagner naturellement celle de la politique monétaire. Il allait s’agir d’un phénomène très graduel. Le rattrapage de l’activité sous l’effet de la réouverture de l’économie allait permettre de mettre fin sans danger au stimulus extraordinaire du pic pandémique, mais il ne s’agissait pas d’un tournant austéritaire, tout juste d’une «neutralisation» de l’impulsion budgétaire. Les mesures discrétionnaires de réduction des déficits n’interviendraient qu’en 2023 – avec la réactivation du système européen de surveillance. N’étant plus contrainte d’assurer la soutenabilité financière du stimulus budgétaire, la Banque centrale européenne (BCE) allait pouvoir mettre fin à son programme d’achat de titres, mais l’inflation mieux maîtrisée qu’aux Etats-Unis allait lui permettre d’attendre jusqu’à 2023, avant d’entamer la normalisation des taux. La crise ukrainienne provoque une divergence entre l’orientation budgétaire et monétaire.

Même si les montants en jeu sont incomparablement plus bas que pendant la pandémie, les gouvernements européens ont presque tous réagi de la même manière au choc provoqué par la forte hausse des prix de l’énergie. Les mesures de soutien au revenu des ménages sont similaires dans la forme – «rabais» sur les prix de l’essence par exemple – et dans les montants – environ 1 point de PIB – dans tous les grands pays de la zone euro. Cet accommodement budgétaire «classique» du choc se double – là où le mix énergétique le permet, comme en France – d’une action directe sur les mécanismes de formation des prix («boucliertarifaire »). La normalisation de la politique budgétaire est donc renvoyée à plus tard, dans l’espoir d’une accalmie rapide des prix de l’énergie.

Cette approche est contestée par certains membres du Conseil des gouverneurs de la BCE. Isabel Schnabel a estimé que l’accommodement budgétaire était susceptible d’accentuer encore les risques de dérapage inflationniste. Cela nous paraît contestable. Il nous semble que moins les gouvernements agiront pour soutenir le pouvoir d’achat des ménages, plus ces deniers se tourneront vers leurs employeurs pour réclamer un rattrapage de leurs salaires qui nourrira de fait une inflation «endogène» difficile à maîtriser. Pour l’instant, il n’y a pas de signes tangibles d’accélération forte des salaires en Europe, à la différence des Etats-Unis. En limitant aujourd’hui l’érosion du revenu réel alors que l’inflation est probablement proche de son pic, les gouvernements peuvent réduire l’accélération des salaires dans les prochains rounds de négociations. De plus, lorsqu’ils interviennent directement dans les mécanismes de formation des prix énergétiques, ils limitent l’inflation ressentie par les ménages, ce qui peut contenir un dérapage de leurs anticipations.

La raison fondamentale de cette réticence des membres «hawkish» du Conseil des gouverneurs à approuver l’orientation actuelle de la politique budgétaire tient sans doute plus à leur propre rejet des politiques non conventionnelles. En effet, l’accommodement par les finances publiques n’est pas sans risque si les marchés commencent à considérer que leur soutenabilité n’est plus assurée, avec une dette qui n’en finit plus de monter. Le spectre de la «dominance budgétaire», dans laquelle la banque centrale devient l’otage des gouvernements et doit subordonner à sa mission de lutte contre l’inflation la nécessité de créer les conditions du refinancement de la dette des Etats, est bien présent. Il s’agissait d’un risque acceptable lors de la crise souveraine de 2011-2012, ou dans les premiers temps de la pandémie, lorsque la hausse des prix à la consommation était faible. Il ne l’est plus lorsque l’inflation dépasse les 5%.

Cette approche «puriste» a toutefois des limites politiques. L’élection présidentielle française montre à quel point, même dans les pays qui ont plutôt surperformé leurs pairs en termes de croissance et de réduction du chômage lors de la pandémie, la demande de protection contre les risques économiques est forte chez beaucoup de citoyens. Si la crise s’installe ou se durcit – par exemple si l’Union européenne choisissait de mettre en place un embargo contre les importations énergétiques en provenance de Russie –, il nous semble impensable que les gouvernements ne soutiennent pas davantage le revenu. Si les marchés devaient réagir en imposant une prime de risque supplémentaire sur les signatures déjà fragiles, la BCE serait contrainte de remettre en place des systèmes d’assouplissement quantitatif – en tout cas, c’est une possibilité qui a été mentionnée par Christine Lagarde. Ce «seuil de douleur» est toutefois élevé compte tenu des risques inflationnistes, et le marché ne devrait pas compter sur une approche «préventive» de la part de la BCE.

Comment alors résoudre l’équation d’un soutien budgétaire nécessaire mais qui ne serait plus – ou trop tard – appuyé par la banque centrale ? Les gouvernements doivent «s’aider eux-mêmes», collectivement, en poursuivant les efforts de mutualisation de 2020 et 2021. Le Sommet de Versailles avait été décevant sur ce plan. Espérons que la perception de risques politiques plus aigus pourra convaincre les Etats membres de l’urgence d’une extension du programme de «nouvelle génération».

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