Faisons évoluer la comptabilité financière au service du Green Deal

Laurent Babikian, consultant et conférencier, et Hubert Tondeur, expert-comptable, expliquent dans cette tribune de quelle manière les directives européennes liées à la durabilité et l'évolution de la comptabilité pourraient être bénéfiques à la compétitivité des entreprises européennes.
Consultant et conférencier en plan de transition et business models à visée régénérative
Expert-comptable, titulaire de la Chaire comptabilité et gouvernance du CNAM, et président de la commission comptable du CNOEC
Laurent Babikian et Hubert Tondeur.jpg
Laurent Babikian (à g.) et Hubert Tondeur  - 

Avec le Green Deal, l’Europe a voulu se doter de directives ayant pour but de changer les règles du jeu économique et financier pour les mettre au service de la neutralité carbone. Ces nouvelles règles représentent, avec le règlement général de protection des données (RGPD), les premières lois extra-territoriales européennes qui concerneront non seulement les entreprises et les institutions financières européennes mais aussi leurs fournisseurs étrangers et les filiales européennes des sociétés étrangères.

Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles commencent à avoir un certain impact puisque, le Qatar a d’ores et déjà menacé d’interrompre ses livraisons de gaz vers l’UE si les États membres appliquaient strictement la directive sur le devoir de vigilance CS3D qui pénalisera les entreprises ne respectant pas les critères fixés en matière d'émissions de carbone et de droits humains.

En s’imbriquant les unes dans les autres, ces différentes directives vont permettre aux sociétés européennes de pouvoir mettre en place une véritable stratégie intégrant des préoccupations sociales et environnementales (RSE) qui traitera toutes leurs parties prenantes y compris la nature et les rémunérera en échange de la valeur qu’elles leur apportent.

Envisager la directive sur le reporting extra-financier ou celle sur le devoir de vigilance comme de simples exercices de conformité serait une erreur stratégique

Opportunité historique

Or, elles sont souvent perçues comme étant un exercice fastidieux de conformité et une source de coûts qui dégraderaient la compétitivité européenne par rapport aux Etats-Unis et à la Chine, ce dont elles n’ont pas besoin car l’énergie leur coûte déjà beaucoup plus cher que celle de leurs concurrents. Mais envisager la directive sur le reporting extra-financier CSRD ou la CS3D comme de simples exercices de conformité serait une erreur stratégique car ces directives offrent aux entreprises européennes une opportunité historique de transformer leur modèle d’affaires en profondeur afin de rester compétitives d’ici 2050, dans un monde où le taux de croissance du PIB diminue depuis 2002 dans le monde.

L’enjeu est de leur permettre de sortir de l’obsolescence programmée pour aller vers des modèles à pérennité programmée respectueux de nos ressources naturelles qui sont limitées et qui doivent à tout prix être «régénérées» si nous voulons léguer à nos petits-enfants un monde où il fera encore bon vivre. Il y a fort à parier que les grandes capitalisations boursières de 2050 seront celles des entreprises qui auront su adapter leur business model aux limites planétaires en veillant à un partage éthique de la richesse créée.

Un guide pour les investisseurs

En ce sens, dans son récent rapport sur la compétitivité européenne, Mario Draghi propose d’avoir un plan commun pour la décarbonation et la compétitivité en reportant, notamment, l’entrée en vigueur de ces directives et en augmentant les seuils des entreprises concernées. Plus récemment, Stéphane Séjourné annonçait leur possible suppression au nom d’un «choc de simplification», faisant planer une ombre sur cette nécessaire transformation. Si cette suppression se confirmait, cela marquerait un recul significatif des ambitions européennes de durabilité et anéantirait l’avantage concurrentiel à long terme que l’Europe commençait justement à se forger par rapport à ses concurrents.

Mais l’Europe ne devrait-elle pas plutôt poursuivre dans la voie tracée afin d’augmenter la résilience de ses entreprises face au changement climatique et à la perte de biodiversité ce qui ferait baisser la prime de risque demandée par les investisseurs ? Si l’adaptation de ce cadre réglementaire pourrait faciliter son acceptation, il n’en est pas moins important de réfléchir à son lien avec la comptabilité financière. Bien que la CSRD impose aux entreprises de publier des informations détaillées sur leurs plans de transition telles que leurs coûts de décarbonation et leurs engagements sociaux, et permet de guider les investisseurs dans l’évaluation des performances ESG, ces données restent encore très cloisonnées dans des rapports extra-financiers, sans traduction systématique dans les états financiers traditionnels.

La comptabilité financière classique doit dès à présent évoluer pour répondre aux attentes des parties prenantes.

Adaptation des normes comptables

C’est pourquoi, face aux défis ESG, la comptabilité est appelée à évoluer pour refléter les coûts et impacts des transitions durables. Si des initiatives ambitieuses comme la comptabilité multi-capitaux élargissent la vision traditionnelle en intégrant le capital naturel et humain, la comptabilité financière classique doit dès à présent évoluer pour répondre aux attentes des parties prenantes.

Pour mieux refléter les efforts de transition, elle se doit d’intégrer les enjeux ESG à travers des ajustements concrets. En cela, les normes actuelles pourraient être adaptées pour permettre la création de nouvelles catégories comptables telles que celle d’«actifs durables» qui permettraient d’isoler les investissements dans des infrastructures bas-carbone ou des technologies propres ou la création de postes de charges dédiées, tels que «les dépenses de transition énergétique» ou «les coûts de conformité réglementaire», ce qui offrirait aux investisseurs une meilleure visibilité sur les efforts ESG.

Un traitement spécifique des actifs liés à la transition notamment au travers des plans d’amortissement, pour les actifs «verts» ou en lien avec des projets à long terme et surtout l’adaptation des règles de reconnaissance des actifs pourraient permettre de reconnaître des actifs et des provisions pour engagements climatiques et sociaux dans le cadre d’une stratégie de transition juste ainsi que la mise en œuvre de tests de dépréciation spécifiques des infrastructures à forte empreinte carbone basés sur des scénarios climatiques.

La comptabilité, un levier utile à la transition

Ces ajustements renforceraient la transparence sur les risques financiers liés aux actifs. L’évolution pragmatique de la comptabilité financière alignée sur des cadres structurants comme la CSRD, offre des solutions immédiates pour renforcer transparence et compétitivité et semble indispensable pour accompagner les entreprises dans leurs efforts de transition. En simplifiant intelligemment certains outils, en en faisant évoluer d’autres, l’Europe peut continuer à jouer un rôle moteur dans la transformation durable des entreprises à un moment où elle est fortement attaquée par son allié américain. La comptabilité doit rester un levier stratégique utile aux parties prenantes pour permettre aux organisations de réussir leur transition et de construire un avenir durable pour les générations futures.

Un évènement L’AGEFI

Plus d'articles du même thème

ETF à la Une

Contenu de nos partenaires

A lire sur ...