Devoir de vigilance des entreprises : les juges réclament du droit, de la coopération et du dialogue

Après la décision du 28 février dernier sur TotalEnergies, Alice Dunoyer de Segonzac et Geoffroy Pascaud, avocats chez Clifford Chance, livrent leur analyse sur le devoir de vigilance.
Avocate chez Clifford Chance
Avocat chez Clifford Chance
Alice Dunoyer de Segonzac et Geoffroy Pascaud, avocats chez Clifford Chance
Une tribune d'Alice Dunoyer de Segonzac et Geoffroy Pascaud, avocats chez Clifford Chance.  -  DR

Le 28 février dernier, le tribunal judiciaire de Paris a rendu la première décision significative sur le devoir de vigilance des grandes entreprises, six ans après son entrée en vigueur.

Adopté après l’effondrement au Bengladesh en 2013 du Rana Plaza, un immeuble abritant des sous-traitants de grandes marques internationales, la loi sur le devoir de vigilance vise à responsabiliser les grands groupes dans le choix de leurs partenaires et la conduite de leurs opérations. La réponse était audacieuse et inédite. Ce texte, court mais dense, prévoit que les grandes entreprises doivent publier chaque année et mettre en œuvre un plan de vigilance comportant des mesures propres à identifier et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, l’environnement, la santé et la sécurité des personnes. A défaut, elles peuvent voir leur responsabilité engagée devant le juge civil. Il s’agit d’une spécificité française.

De nombreuses actions en cours

Les ONG se sont emparées des possibilités offertes par la loi et ont multiplié les actions en justice – une dizaine à ce jour. Sont concernées, par exemple, Casino, pour des allégations de travail forcé au Brésil et en Colombie, Danone, Lactalis et Nestlé, pour leur usage du plastique, ou encore BNP, accusé de participer au changement climatique en finançant les énergies fossiles. Les associations voient dans le devoir de vigilance l’opportunité d’accélérer la transition des grands acteurs économiques vers des modèles plus vertueux, de combler l’inaction de l’Etat en matière de protection de l’environnement, ou de combattre de grands projets controversés portés par des entreprises françaises à l'étranger.

L’action en référé qui vient d'être jugée à Paris correspond à ce dernier cas de figure. Intentée par plusieurs ONG dès 2019 (c'était la première du genre), elle visait à faire suspendre un projet pétrolier de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie. Après quatre années et plusieurs décisions rendues sur des points de compétence, finalement résolus par le législateur, les juges parisiens ont enfin statué sur les demandes des associations. Leur décision était très attendue car elle est la première à s’intéresser au fond du débat et à préciser les modalités d’application du devoir de vigilance, qui soulèvent encore de nombreuses interrogations.

Une première pierre à l'édifice

Le jugement du 28 février, rédigé et motivé avec soin, a finalement déclaré irrecevable l’action des associations contre TotalEnergies. Parmi les nombreux éclairages apportés par cette décision, susceptible d’un appel, on retiendra trois axes essentiels.

Premier axe, le juge ne peut être saisi en urgence – comme c'était le cas ici – que dans les cas de violation évidente du devoir de vigilance, par exemple si une entreprise concernée s’abstient de publier un plan. Les critiques sur le contenu du plan relèvent des procédures au fond, qui permettent des débats plus approfondis, mais sont plus longues. L’urgence climatique ou sociale dénoncée par les associations ne correspond pas forcément au temps judiciaire.

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Deuxième axe, le Tribunal déplore que les «buts monumentaux» de la loi et le contenu exact du devoir de vigilance ne soient précisés par aucune norme, aucun référentiel, aucun organisme indépendant, et regrette l’absence de décret d’application, annoncé par la loi, mais jamais publié. Ce vide pourrait être bientôt comblé par un projet de directive en cours de discussion, inspiré par le droit français, et qui devrait généraliser et préciser le devoir de vigilance au niveau européen.

Troisième axe, en l’absence de normes précises, du moins à l’heure actuelle, le contenu du plan de vigilance a vocation à être défini dans le cadre d’une «co-construction» et d’un dialogue avec les «parties prenantes de la société» (comprendre : les ONG, la société civile). Pour les juges parisiens, le devoir de vigilance inciterait plus à la collaboration et au dialogue qu’au conflit.

Une affaire à suivre

La reconnaissance des lacunes de la loi devrait rassurer les multinationales déjà visées par les actions des ONG.

Quoiqu’il en soit, si le devoir de vigilance n’en est encore qu'à ses débuts, une première direction a été donnée. Les entreprises et les ONG pourront l'étoffer de manière collaborative ou devant les tribunaux français, avant une refonte au niveau européen. En dépit de ses écueils, le changement de paradigme qu’il porte pourrait bien se réaliser.

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