
Carrefour enflamme le débat sur le protectionnisme à la française

Deux minutes de télévision ont mis le monde des affaires français en émoi. De nombreux chefs d’entreprises, banquiers, actionnaires, analystes financiers ne cachaient pas jeudi leur stupéfaction après les propos de Bruno Le Maire sur le projet de rachat de Carrefour par le canadien Alimentation Couche-Tard. «Je ne suis pas favorable, a priori», à cette opération, au nom de la «souveraineté alimentaire», a lancé le ministre de l’Economie dans l’émission C à Vous de France 5 où il faisait la promotion de son dernier livre.
Un banquier d’affaires français, qui ne travaille pas sur le dossier, s’étrangle : «C’est le même ministre qui crie au loup contre un investisseur étranger et qui va ensuite faire de grands discours pour promouvoir l’attractivité de la France et de la Place de Paris. Je suis atterré.» Même réaction du côté de la Fédération des investisseurs individuels (F2IC), dont le président, Charles-Henri d’Auvigny, dit avoir reçu de nombreux messages d’une partie des 120.000 adhérents, «inquiets du signal négatif que la position du ministre envoie sur l’investissement en actions et sur l’attractivité de la France».
«L’Etat se mêle de tout»
«Tout le monde applaudit quand le CAC 40 achète à l’étranger mais quand c’est l’inverse, on hurle à l’assaillant», poursuit le banquier, qui craint que la sortie du ministre irrite un peu plus les étrangers. Ces derniers ont trois préoccupations majeures quand ils pensent à la France, résume-t-il : «la fiscalité mouvante, le droit du travail rigide et la capacité de l’Etat à se mêler de tout». Un interventionnisme qui se voit selon lui dans la valorisation des groupes français, inférieure d’un point à celle des britanniques et de deux points par rapport aux américains.
«En créant un statut spécial pour Carrefour, le ministre court le risque de déstabiliser tout l'écosystème», appuient les analystes d’AlphaValue.
Mais derrière ces passions françaises, se cache un débat plus technique, et moins catégorique. La France n’est pas plus interventionniste que ses voisins européens ni même que les Etats-Unis. «Des pays, réputés parmi les plus libéraux, comme le Royaume-Uni, se sont dotés ces dernières années d’outils de contrôle des investissements étrangers. Les Etats-Unis ont étendu et renforcé les droits du CFIUS. Le droit international dans ce domaine a tendance à s’harmoniser», rappelle Hubert Segain, avocat associé chez Herbert Smith Freehills.
Moins de veto en France
Elaboré au milieu des années 2000 par le gouvernement Villepin au nom du «patriotisme économique», puis régulièrement renforcé et clarifié depuis, notamment début 2020 par Bruno Le Maire, le contrôle des investissements étrangers français n’a jusqu’à présent abouti qu’à un seul veto : celui du rachat de Photonis par Teledyne. En Allemagne, les recours au veto sont plus nombreux. Aux Etats-Unis également, où le CFIUS, la commission chargée d’examiner les dossiers d’investissements, est réputée intraitable. Même le Canada, pays d’origine de Couche-Tard, a bloqué des acquisitions dans les matières premières.
«La position du ministre présente toutefois deux nouveautés», reprend Hubert Segain : «le dispositif ne vise pas simplement à repousser des acquéreurs ‘exotiques’. Et le ministre se dit prêt à utiliser son veto pour des secteurs moins sensibles que ceux de la défense par exemple».
Les juristes avaient noté l’insertion du secteur agricole lors de la dernière réforme du décret en 2020. Mais un certain flou régnait sur ce qu’il recouvrait réellement. A dessein. «Le décret a tendance à renvoyer vers d’autres codes, comme le code rural dans le cas des activités agricoles, ce qui donne à l’exécutif un champ de manœuvre relativement large pour intervenir, en pouvant utiliser plusieurs leviers, à différents niveaux», expliquent Pierre Lagresle et Raphaël Weiss, avocats chez Bird & Bird.
Sur ce plan, la sortie de Bruno Le Maire a eu l’avantage de «clarifier la situation en confirmant que la distribution de produits alimentaires peut faire partie des secteurs protégés lorsqu’un grand groupe français est concerné par l’investissement», reconnait Orion Berg, counsel chez White & Case. Il rappelle que «la France n’est pas la seule à protéger son secteur agroalimentaire. L’Allemagne, par exemple, est encore plus stricte en appliquant des critères quantitatifs dans l’examen du dossier. En outre, l’inclusion du secteur agroalimentaire dans l’arsenal français découle de l’application des dispositions du règlement européen sur les investissements étrangers».
Les marchés relativisent
Plus que l’annonce d’un possible veto, Orion Berg voit plutôt l’intervention du ministre comme «un effet signal» cohérent avec la doctrine française. «L’un des objectifs de la réforme du contrôle des investissements étrangers en 2019 visait à créer les conditions d’une meilleure identification des points sensibles le plus en amont possible, pour éviter un blocage à la dernière minute», explique cet avocat. En mettant le holà tout de suite, le ministre se replace ainsi au centre du jeu, alors qu’il aurait mal pris d’être mis tardivement au courant du projet de Couche-Tard.
Une analyse mesurée que semble partager le marché. Hier, l’action Carrefour, qui a perdu jusqu’à 7,3% en séance, n’a fini en baisse que de 2,5%. Malgré la position du ministre, Couche-Tard n’a pas annoncé qu’il renonçait. Selon une source, il est même sur le point de formaliser des engagements à Bruno Le Maire, en termes d’emploi et de maintien des centres de décision de Carrefour en France.
L’emploi de la locution «a priori» par Bruno Le Maire n’exclut pas qu’il pourrait finir par être favorable a posteriori. «C’est le problème de ces gesticulations politiques», regrette un banquier, inquiet du dégât qu’elles provoquent sur la réputation du marché français. En 2006, Thierry Breton, alors ministre de l’Economie, avait demandé à Mittal de «respecter la grammaire des affaires». Ce qui n’a pas empêché le groupe indien de prendre le contrôle d’Arcelor.
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