Asset Management

Les hedge funds, anges ou démons de la dette américaine ?

Outre-Atlantique, le gendarme boursier a décidé d’encadrer davantage les fonds d’arbitrage qui interviennent massivement sur les emprunts d’Etat.
Denis Alexandre
Conducting data-centric stock market analysis tailored for hedge fund brokers
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Entre le gendarme boursier américain et certains des plus gros hedge funds, la bataille fait rage. Tout au long de 2023, la Securities and Exchange Commission (SEC) a proposé des mesures pour restreindre leurs interventions sur le marché des Treasuries, le plus important du monde. Jusqu’à trancher, le 6 février dernier : elle obligera désormais les hedge funds les plus actifs à être assimilés aux banques « négociatrices en valeur du Trésor », avec les contraintes qui y sont associées.

Comme l’explique un régulateur financier qui a souhaité garder l’anonymat : « La question qui se pose est le rôle des hedge funds sur le marché de la dette américaine. Ils mettent en avant la liquidité qu’ils apportent au marché, indispensable au succès des émissions du Trésor, mais la Banque des règlements internationaux (BRI) et la Fed soulignent, quant à elles, le risque systémique que fait courir le levier extravagant qu’ils utilisent pour animer ce marché. »

Un responsable de trading obligataire d’une grande institution financière anglo-saxonne rappelle le contexte : «  En raison de contraintes de bilan et de capital imposées dans la foulée de la crise de 2008, les banques, ont dû réduire fortement leur capacité de teneur de marché sur la dette américaine. Les hedge funds se sont emparés de la place vacante. » Ils s’appuient sur leur capacité à prendre des positions entre les obligations et les contrats à terme. Cet arbitrage dit « de base » (lire l’encadré) entre le future et son sous-jacent existe sur tous les marchés à terme du monde. Cependant, comme le marché des T-bonds est le plus efficient, il ne permet qu’un gain de quelques points de base. Pour offrir un rendement d’une dizaine de pourcents auprès des investisseurs, la seule solution est alors de disposer d’un effet de levier considérable. Selon des études, le levier sur cet arbitrage a pu atteindre le nombre de 100 – soit, pour 100 millions de dollars de capital, une prise de position de 10 milliards... Les positions estimées des hedge funds sur cet arbitrage étaient de 600 milliards de dollars en juin 2023, avec, parmi les plus gros acteurs cités, Millennium, ExodusPoint, Citadel et Symmetry.

Pas de risque financier…

Le lobby des hedge funds américains, la Managed Funds Association (MFA), ne voit aucun problème à ce levier aussi considérable. L’arbitrage ne présente, selon elle, aucun risque financier et met en garde contre toute régulation réduisant la capacité des hedge funds à assurer la liquidité de ces instruments. Leurs arguments sont les suivants : moins de liquidité signifie un accès plus difficile pour les investisseurs institutionnels, davantage de volatilité des prix et donc un coût supplémentaire pour le Trésor dans ces adjudications et finalement pour le contribuable américain…

… jusqu'à un certain point

Le régulateur interrogé par L’Agefi alpha ne partage pas complètement cette opinion. « Les événements de mars 2020 ont montré que l’arbitrage pouvait s’enrayer, provoquant une dislocation du marché », dit-il en évoquant le krach lié au Covid. Le levier des hedge funds repose sur des opérations dites de « repo » effectuées avec leurs prime brokers et sur le montant du collateral que réclame le marché des futures. Or, lors d’un stress de marché, en raison d’une tension sur les taux « court terme » ou d’une volatilité accrue des T-bonds, ces deux paramètres varient. Certains acteurs n’auraient plus le capital nécessaire pour maintenir leur levier et devraient clôturer une partie de leur position, provoquant une tension supplémentaire sur les emprunts d’Etat américains.

Pour Ken Griffin, directeur général de Citadel, la solution consisterait à réguler davantage les institutions financières qui fournissent le levier aux hedge funds, et non pas ces derniers. « Si le basis trade inquiète tant les régulateurs, qu’ils demandent aux banques de mener des stress tests pour voir si elles ont assez de ‘collateral’ de la part de leurs contreparties », a-t-il déclaré en novembre. Cette activité de financement des hedge funds fait généralement partie de la division prime brokerage des grandes banques d’investissement. Elle est très profitable, mais peut se révéler dangereuse. Credit Suisse a perdu plus de 5 milliards de dollars en 2021 à la suite de la faillite du family office Archegos, qu’il finançait à hauteur de 10 milliards de dollars.

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Ken Griffin n’a donc pas été totalement entendu, comme le montre la décision de la SEC, adoptée par trois voix contre deux. Néanmoins, deux mesures de régulation qui pourraient entrer en vigueur ne vont pas contraindre les hedge funds directement. Il s’agit d’imposer le clearing à travers une chambre de compensation pour les opérations sur les obligations d’ici à fin 2025, puis pour celles des « repo » en juin 2026. Cependant, de telles mesures ne pourraient faire que déplacer le problème. « Elles vont accroître le risque systémique lié à ces chambres de compensation dont les systèmes de risque sont jugés peu transparents, notamment en période de stress », estime un responsable des risques d’une grande banque française.

D’autres acteurs du marché se montrent sans illusion. « Les arbitrages avec de tels leviers vont continuer sans risque de perte car, en cas de stress, la Fed interviendra, comme cela a déjà été le cas en 2020, pour éviter une dislocation sur les obligations d’Etat », estime un gérant. Tant mieux pour les hedge funds et leurs investisseurs, et tant pis pour ceux qui croyaient que « l’aléa moral » avait disparu à la suite de la régulation post-crise financière de 2008. ■

Le trading de base, un arbitrage à gros volumes

Le trading de base consiste à arbitrer les futures avec leur sous-jacent. Il existe sur toutes les classes d’actifs (indices boursiers, obligations, matières premières et même bitcoin). Le portage de cet arbitrage à la maturité du contrat future élimine théoriquement tout risque de perte, mais le basis trade est dépendant de sa valeur marché s’il doit être débouclé avant son terme, et porte un risque de livraison à l’échéance. Un trader rappelle qu’« en 2020, le prix du contrat à terme sur le pétrole est devenu négatif à son échéance faute de capacité de stockage pour livrer le sous-jacent ».

Les marges sur ce type d’arbitrage étant très faibles, selon la classe d’actifs sous-jacents, une ou plusieurs de ces conditions sont nécessaires pour l’exécuter : avoir accès à un maximum de flux et de contreparties ; disposer des accès aux marchés des sous-jacents et des produits dérivés qui y sont associés avec la latence la plus faible possible (elle se compte en centièmes de seconde) ; et, enfin, avoir conçu des algorithmes de prise de décision de trading et de couverture très performants.

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