Asset Management

Peter Harrison : «Le coté et le non-coté vont fusionner»

Il dirige le premier asset manager britannique depuis 2016. Peter Harrison explique comment Schroders entend naviguer dans les eaux turbulentes de la gestion d’actifs.
Directeur de la rédaction
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Peter Harrison, directeur général de Schroders  - 

Quel regard portez-vous sur l’environnement macroéconomique ?

Le niveau de richesse dans le monde a augmenté de 200.000 milliards de dollars depuis 2000, principalement à cause de l’assouplissement quantitatif (QE) des banques centrales et de la hausse des valorisations. Leurs effets ne se sont pas encore dissipés. Le QE a cessé mais les marchés ne l’ont pas encore reflété dans les valorisations, même si cela commence à se voir. L’ajustement des valorisations dans l’immobilier, les actifs non cotés et toutes les activités impliquant du levier est loin d’être fini. Il y a en parallèle des possibilités de croissance dans certains domaines comme la digitalisation, mais nous observons des vents contraires d’un point de vue structurel et il sera difficile de s’en débarrasser.

Quelles sont les opportunités pour les gérants dans un contexte aujourd’hui chahuté ?

La croissance des rendements pour les clients demeure un élément fondamental, peu importe la région et le segment de clientèle. Nos clients font face à un environnement difficile et exigeant. Les gestionnaires d’actifs qui ne font que distribuer des produits se retrouvent dans une bien plus mauvaise posture que les quelques-uns, dont nous faisons partie, qui fournissent des solutions aux investisseurs. Le prix payé par le client aux sociétés de gestion (value for money) est aussi un élément à prendre en compte. Un mouvement beaucoup plus fort des investisseurs vers les actifs privés s’amorce pour plusieurs raisons. D’une part, le bêta passif ne permettra plus de payer les factures. D’autre part, les investisseurs vont demander une raison de prendre du risque. Ils ont perdu tellement d’argent en 2022 avec des portefeuilles à faible risque qu’ils se réfugient aujourd’hui dans les fonds monétaires court terme sans risque. L’industrie de la gestion d’actifs doit être capable de proposer quelque chose d’assez puissant pour les en sortir.

En même temps, les institutionnels sortent du private equity au moment où les gestionnaires veulent en vendre aux particuliers...

A très court terme, il y a un problème de valorisation des actifs non cotés, comme le soulignent les régulateurs. Le problème à moyen terme, c’est que les particuliers sont sous-pondérés dans les marchés privés par rapport aux marchés publics. Chez un gérant typique américain, un demi-pourcent des actifs des particuliers sont investis en actifs non cotés. Quel est le meilleur niveau d’exposition pour les particuliers ? Peut-être 20-25 %. Sur le long terme, dans dix ans, il n’y aura plus aucune différence entre marchés cotés et non cotés. La Bourse de Londres va lancer une nouvelle plateforme qui permettra aux entreprises non cotées d’avoir de la liquidité et des valorisations sur une base régulière comme si elles étaient cotées. Si vous « tokenisez » les actions d’une entreprise non cotée et que vous la valorisez toutes les semaines, il n’y a plus aucune différence avec les marchés boursiers. Le coté et le non-coté vont fusionner.

En parlant toujours de ‘distribution’, la gestion d’actifs fait fausse route

La crise des Gilts et des fonds de pension, provoquée il y a un an par le gouvernement Truss, est-elle terminée pour les gestionnaires d’actifs britanniques ?

Au bout du compte, cette crise a été très positive pour les fonds de pension. La valeur des passifs a diminué de 35 % avec la hausse des taux. Le temps qu’il faut à un fonds de pension à prestations définies pour être racheté et liquidé (buy-out) a été divisé par deux. Mais cette crise a également démontré que les positions avec un haut niveau de levier et les chocs économiques ne vont pas de pair. Les régulateurs doivent apprendre de cette crise car il y a des paris avec un énorme levier partout, que ce soit sur les obligations du Trésor américain ou sur les arbitrages de futures. Les positions sont les mêmes, les marchés différents.

Comment Schroders fait-il face au Brexit et aux divers changements de réglementation impulsés par la Financial Conduct Authority (FCA) ?

Nous avons une gamme de fonds pour la clientèle britannique et une autre pour la clientèle européenne. Donc il n’y a eu aucun changement de ce côté. Quelque 600 à 700 personnes gèrent nos encours sur le continent. De son côté, le Royaume-Uni avance à petits pas. Il essaie de retirer le pire de la régulation européenne comme Priips et quelques morceaux de MIF 2 qui étaient mauvais. En Europe, nous avons cependant appliqué ces textes religieusement. Nous avons supprimé les frais de recherche. Or nous constatons que les marchés qui ont appliqué MIF 2 ne s’en sont, eux, jamais débarrassés. Par conséquent, le Royaume-Uni se dit que les frais sur la recherche n’étaient pas une si mauvaise chose. Je ne vois pas de divergence majeure, il y a davantage de points communs qu’on l’imagine entre nos réglementations.

Cependant, beaucoup de gestionnaires d’actifs britanniques souffrent de décollecte et de baisse d’encours...

Pour les gérants de petite et moyenne taille dont l’activité ne couvre que le Royaume-Uni, la situation est très difficile. Les assureurs se focalisent uniquement sur l’obligataire, les fonds de pension à cotisations définies sur le passif. Les opportunités de croissance sont dans la gestion de fortune, les marchés privés et les solutions optimisées dans l’investissement. Dans ces domaines, nos concurrents s’appellent BlackRock, Goldman Sachs ou JPMorgan, parfois Amundi.

Schroders a récemment remanié son organigramme pour la gestion de clientèle. Quelle était l’idée derrière cette réorganisation ?

L’industrie de la gestion d’actifs parle toujours de « distribution ». Vous distribuez de l’électricité, de l’eau, du dentifrice, mais distribuer des fonds ne résout pas les problèmes de vos clients. La distribution place le client non pas centre du processus, mais à la toute fin. L’industrie fait fausse route sur toute la ligne. Le monde vers lequel nous allons est un monde dans lequel nous devons apporter des solutions aux clients quelle que soit leur problématique. Nous devions faire des changements dans ce sens-là. Un relais de croissance potentiel est l’externalisation de la direction des investissements des entreprises et family offices (OCIO), qui s’étend à l’Europe. Au-delà des produits, il y a un nécessaire accompagnement sur les changements, en particulier générationnels et technologiques.

Quel est votre point de vue sur les cryptos ?

Les crypto-actifs sont presque une réaction au fait que les gens ne bénéficient pas de conseil financier. GameStop, Robinhood, les meme stocks, c’était de la spéculation, pas de l’investissement. Cela n’avait pas de valeur inhérente, mais la technologie blockchain a le potentiel pour transformer cela. Il faut concevoir un nouvel écosystème international qui permette une approche nouvelle de la détention d’actifs.

Tout comme Google a organisé l’information sur internet, la blockchain organisera vos actifs
Peter Harrison

Pourtant, la digitalisation des portefeuilles se fait encore attendre...

Parce que nous faisons face à plusieurs défis. Premièrement, il y a d’un côté les cryptos, la blockchain et, de l’autre, les scandales (FTX, etc.). Deuxièmement, nous voulons que cela fasse partie de l’écosystème réglementaire. D’ici deux ou trois ans, les choses vont beaucoup changer. Les régulateurs commencent à avoir une vision commune. La pièce manquante,c’est le marché américain car il donne le signal. Néanmoins, l’Asie, l’Europe et le Royaume-Uni ont avancé sur le sujet. A terme, tout le monde aura un portefeuille digital avec son assurance, son logement, ses investissements dedans.

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Vous incitez vos employés à utiliser l’intelligence artificielle (IA) pour innover. Comment cela se matérialise-t-il ?

La blockchain et l’IA émergent simultanément dans l’environnement actuel. Il faut les penser ensemble et non séparément. Combinées, ces technologies vont apporter un ensemble de choses que nous n’aurions jamais imaginées. La démocratisation des actifs privés est un grand enjeu qui en découle. Pour que les collaborateurs de Schroders comprennent les enjeux liés à ces technologies, il faut qu’ils les utilisent. Chaque employé a donc accès à la technologie « Génie » de Schroders qui est alimentée par OpenAI. Tout comme Google a organisé l’information sur internet, la blockchain organisera vos actifs et l’IA est l’outil qui permet de poser les questions.

Cela signifie-t-il des suppressions d’emplois à venir pour les personnels des back et middle-offices ?

Inévitablement. Il nous faudra revoir l’échelle à laquelle nous opérons. Il y a dix ans, nous embauchions des diplômés d’histoire et d’études classiques pour gérer les portefeuilles actions. Mais nous avons arrêté, pour recruter des spécialistes de la donnée. Nous avons réuni une trentaine d’entre eux et leur avons demandé de construire un lac de données. Après cinq ans, nous avons déployé ces spécialistes dans les équipes d’investissement. Nous faisons la même chose aujourd’hui avec les équipes de relations clients pour avoir une meilleure compréhension des besoins et des tendances clients. Ces technologies apportent de l’efficience et de l’alpha.

La faiblesse de la collecte va forcer à la consolidation du secteur

Comment Schroders Capital, qui porte vos ambitions dans les actifs non cotés, s’intègre-t-il dans votre stratégie ?

Nous avons fait quatre paris stratégiques : les actifs non cotés, avec Schroders Capital, la gestion de fortune, les solutions, et l’investissement durable, la technologie constituant le moyen de les mettre en œuvre. Si vous croyez à la convergence des marchés cotés et non cotés, vous devez bâtir Schroders Capital comme partie intégrante de l’asset manager. Beaucoup de nos concurrents ont acheté des spécialistes du non-coté récemment, de manière défensive, mais très peu les ont intégrés et en tirent les bénéfices. Nous, nous avons acquis des activités de petite taille pour les faire grandir en interne, avec des collaborateurs qui partagent nos valeurs et à qui nous avons annoncé que nous prendrions le contrôle. C’est très difficile à faire avec une grande structure.

Vous êtes pourtant porté sur les acquisitions et vous avez même regardé le dossier M&G. Y a-t-il d’autres projets en vue ?

Nous avons acheté 14 activités différentes en huit ans. Je crois que nous avons aujourd’hui toutes les briques nécessaires. Je l’ai dit aux analystes, l’euphorie des acquisitions est terminée. L’idée était d’ajouter des expertises à notre offre et de les faire changer d’échelle, plutôt que de prendre le contrôle d’un grand asset manager. C’est pour cela que nous n’avons pas fait d’offre pour M&G. Nous avons en effet regardé le dossier, qui était attractif compte tenu de l’exposition de M&G aux actifs privés et de ses liens avec le monde de l’assurance, mais nous avons conclu à une incompatibilité culturelle. Pour réussir une fusion, il faut une culture commune.

En quoi la vôtre est-elle différente ?

Schroders a une culture familiale. Presque tous nos gérants nous ont rejoints à la sortie de leurs études supérieures, et il n’est pas rare que des collaborateurs y effectuent toute leur carrière. Le groupe a aussi une culture de croissance organique. Les membres de la famille actionnaire (43,1 % du capital, NDLR) ont une vision de long terme et me demandent d’adopter une vue à vingt ans. Quand je dois expliquer ce qu’est Schroders à une nouvelle recrue, j’aime utiliser l’image d’une course de bateaux. Tous les bateaux vont dans la même direction, mais il y en a toujours un ou deux qui empruntent une autre route. C’est ce que nous avons fait en regardant, très tôt, le non-coté ou la blockchain. La famille actionnaire nous permet de faire ces paris avant les autres, quitte à ce que nous nous trompions.

Compte tenu du facteur culture que vous évoquez, croyez-vous à une reprise des grandes fusions dans l’asset management ?

L’industrie de l’asset management est encore très fragmentée. Beaucoup d’encours sont aux mains d’acteurs qui ne savent plus trop quoi en faire, car ils n’ont pas pris les virages stratégiques nécessaires à leur croissance. La faiblesse de la collecte, surtout si les prix des actifs cotés baissent un peu, va forcer à la consolidation du secteur, y compris pour de grands noms. Mais attention, on commet souvent une erreur fondamentale dans notre industrie, en croyant que la croissance des encours est importante. C’est la croissance des revenus qui importe. Et mes critères de gestion sont l’amélioration des marges, ainsi que notre capacité à conserver nos encours et à réduire les décollectes brutes.

Pour Schroders, le capital naturel constitue la prochaine grande étape
Peter Harrison

En vous lançant comme les autres dans la course aux acquisitions, n’avez-vous pas surpayé certains fonds de commerce ?

Nous avons eu la chance d’y aller très tôt, au début du cycle, avant que les prix n’atteignent des niveaux fous, et nous avons pu faire grandir ces activités très vite. Ces investissements ont été rentabilisés à de multiples fois la mise de départ, à l’image de notre première acquisition, Adveq. C’est la raison pour laquelle nous ne voulons plus acheter maintenant. Le seul domaine où nous avons besoin d’investir, plutôt de manière organique que par croissance externe, est la gestion du capital naturel. Aujourd’hui, personne ne donne un prix à la nature mais la TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosure) va obliger les entreprises à être beaucoup plus transparentes sur le sujet de la biodiversité. Pour Schroders, le capital naturel constitue la prochaine grande étape.

Puisque nous évoquons la biodiversité, qu’en est-il plus largement de l’investissement durable ? Faut-il arrêter de parler d’ESG, au vu des polémiques qu’il suscite ?

Je pense que le monde de la gestion va se polariser entre ceux qui sont vraiment engagés dans l’investissement durable et ceux qui se contentent d’en parler. La réglementation commence à marquer clairement les différences entre ces deux familles. Les gestionnaires américains ont un vrai problème avec cela parce qu’ils doivent être présents à la fois dans des Etats comme le Kentucky et le Texas, devenus anti-ESG (environnement, social, gouvernance, NDLR), et en Californie, qui a totalement embrassé la cause de l’investissement durable. Pour les grands acteurs en place, c’est une situation inconfortable, au point qu’il ne leur est plus possible d’utiliser le mot ESG. Mais pour un challenger, comme l’est Schroders aux Etats-Unis, c’est une opportunité. Une chose est sûre, l’exigence et les standards en matière de durabilité vont continuer à se renforcer, parce qu’il faut répondre à l’urgence sociale et climatique. Nos clients suivent trois critères désormais, le rendement, le risque, et l’impact de leur investissement. Nous nous trouvons dans une période de transition délicate, mais la direction est claire. Il y a cinq ans, l’ESG était une opportunité commerciale, aujourd’hui c’est une question de choix.

SON PARCOURS

Né en 1966, Peter Harrison, de nationalité britannique, affiche 35 ans d’expérience dans la gestion d’actifs. Il commence sa carrière chez Schroders, avant de rejoindre trois ans plus tard Newton IM comme gestionnaire de portefeuille. Il assume ensuite plusieurs postes à responsabilités chez Flemings/JPMorgan, Deutsche Asset Management, puis la boutique RWC Partners, dont il sera président-directeur général. L’année 2013 marque son retour chez Schroders. Responsable mondial des actions, il devient un an plus tard directeur des investissements de la société britannique, avant de succéder en avril 2016 à Michael Dobson, qui occupait depuis quinze ans la direction générale.

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