
- ESG
- Tribune
Philippe Zaouati : «La défense, un défi pour la finance à impact»

Depuis ses débuts, la finance durable s’est construite autour d’un principe fondamental : investir pour un monde meilleur, en orientant les capitaux vers des activités à impact positif. Historiquement, l’industrie de l’armement a été exclue de cette approche, dans la lignée des premières doctrines d’investissement responsable du 20e siècle, qui évitaient certains secteurs jugés controversés.
Cette exclusion a perduré et s’est amplifiée ces dernières années, au point qu’elle ne concerne plus seulement les acteurs les plus engagés de l’ESG (environnement, social et gouvernance), mais une part importante de la place financière européenne. Aujourd’hui, de nombreuses institutions financières, des fonds souverains aux grandes banques en passant par les investisseurs institutionnels, appliquent des restrictions strictes au financement de la défense, créant une situation où un secteur pourtant essentiel à la sécurité et à la souveraineté est de plus en plus contraint dans son accès aux capitaux privés. Depuis le début de l’invasion de la Russie sur l’Ukraine, l’industrie financière européenne peine à définir un cadre d’investissement clair et transparent qui soutiendrait des solutions ciblant la défense et le maintien de la paix.
Or, dans un contexte géopolitique marqué par la montée des tensions et des menaces sur la souveraineté des démocraties, cette approche mérite d’être questionnée. Peut-on durablement exclure l’ensemble du secteur de la défense de la finance responsable, alors même que la protection des populations et des institutions démocratiques est une condition essentielle de toute transition durable ?
Un financement historiquement public, mais une réalité qui évolue
Jusqu’à présent, l’industrie de l’armement a été largement financée par des budgets publics, via l’impôt et les commandes d’État. Mais comme tout secteur économique, elle a aussi des besoins de financement privés, que ce soit sous forme de capital, de dette obligataire ou d’emprunts bancaires.
Si les grands groupes du secteur sont aujourd’hui bien capitalisés et ont peu fait appel aux marchés financiers ces dernières années, la situation est bien différente pour les petites et moyennes entreprises (PME), les entreprises non cotées et les start-up de la tech. Or, ces entreprises jouent un rôle clé dans l’innovation et le développement de technologies duales, à usage aussi bien civil que militaire.
L’enjeu dépasse donc la simple question du financement de l’armement. C’est plus largement la capacité d’innovation et d’investissement dans les technologies stratégiques en Europe qui est en jeu. À l’heure où les États-Unis et la Chine soutiennent massivement leurs industries stratégiques, l’Europe ne peut se permettre un déficit d’investissement dans des secteurs aussi critiques.
Une finance responsable au service de la souveraineté
Loin d’être un frein, la finance durable peut et doit être un levier pour structurer un financement responsable de la défense. Il ne s’agit pas d’opposer transition écologique et souveraineté, mais de construire une approche équilibrée qui tienne compte des réalités du monde contemporain. L’ESG a toujours été un outil d’orientation des capitaux vers des objectifs d’intérêt général. Il doit maintenant se doter d’un cadre permettant :
- D’identifier les segments de l’industrie de défense qui répondent à des critères clairs d’éthique et de responsabilité, à l’écart des armes bannies par les conventions internationales
- De garantir une traçabilité des financements et une transparence sur l’usage des capitaux investis, afin de prendre en compte les risques d’atteintes aux droits humains dans les pays importateurs.
- D’intégrer pleinement les enjeux de sécurité dans une vision élargie de la finance durable.
- D’assurer la protection des droits humains et contribuer à la promotion de sociétés pacifiques.
Aujourd’hui, l’exclusion pure et simple du secteur ne permet pas d’atteindre ces objectifs. Au contraire, elle crée un angle mort financier sur un sujet qui mérite plutôt un encadrement et une réflexion collective.
Il est temps que les acteurs financiers, les industriels, les régulateurs et les pouvoirs publics se mettent autour de la table pour définir ensemble les contours d’un financement responsable de la défense
Vers des instruments de financement responsable de la défense
Si, jusqu’à présent, l’Union européenne, les États européens et l’industrie cotée de la défense a pu se financer sans difficulté, les annonces d’un effort de réarmement, sans précédent depuis la chute du mur de Berlin, pourrait nécessiter un appel conséquent aux financements privés pour accroître les capacités de production. Face à ce défi, la finance durable peut s’inspirer des outils développés pour la transition écologique. La montée en puissance des obligations vertes et sociales a montré qu’il est possible d’orienter les capitaux vers des activités spécifiques, en garantissant un cadre strict d’allocation des fonds et de suivi des impacts.
De la même manière, pourquoi ne pas imaginer des “European Defense Bonds” (obligations européennes de défense), dont les financements seraient fléchés vers des projets à fort enjeu stratégique et technologique pour la souveraineté européenne ? Un tel cadre permettrait de :
- Flécher les investissements vers des innovations critiques, notamment dans les technologies duales.
- Assurer un contrôle rigoureux sur l’usage des fonds, évitant tout financement d’activités contraires aux principes de l’ESG.
- Engager les investisseurs responsables dans une démarche proactive, au lieu de les laisser à l’écart d’un débat pourtant central.
Concernant le tissu indispensable des PME innovantes et/ou sous-traitantes, force est de constater que l’Europe affiche un déficit de financements privés. Sa structure d’épargne n’étant pas assez tournée vers les fonds de private equity. Ce déficit ne concerne pas que l’industrie de la défense mais handicape toutes les industries clés pour la souveraineté. Il faut donc imaginer des solutions globales permettant de favoriser les financements privés dans la structure de l’épargne.
Plutôt que de rester figée dans une approche d’exclusion, la finance à impact peut jouer un rôle actif dans la construction d’un modèle européen du financement de la défense, à la fois transparent, éthique et adapté aux réalités du 21e siècle.
Un appel à une réflexion collective
Loin d’être une remise en question des principes de la finance durable, cette réflexion vise au contraire à les renforcer et à les adapter aux défis actuels. La question de la souveraineté ne peut plus être ignorée, car sans sécurité et stabilité, aucun projet de transition écologique et sociale ne peut aboutir. L’enjeu n’est pas seulement celui de l’armement, mais bien celui de la place de la finance responsable dans la construction d’une Europe souveraine et durable.
Il est temps que les acteurs financiers, les industriels, les régulateurs et les pouvoirs publics se mettent autour de la table pour définir ensemble les contours d’un financement responsable de la défense. Ce débat est essentiel, et l’ESG doit y prendre toute sa place.
Cet appel replace l’ESG au cœur du débat, en en faisant un levier et non un obstacle, et insiste sur la nécessité d’un cadre structurant plutôt qu’une exclusion de principe. Elle pose un appel à une réflexion collective en soulignant que le rôle de la finance responsable doit évoluer face aux nouveaux enjeux.
Plus d'articles du même thème
-
Le monde devient inassurable et le capitalisme va s'effondrer, alerte un dirigeant d'Allianz
Dans un post LinkedIn, Günther Thallinger, membre du comité de direction d'Allianz, s'alarme du réchauffement climatique rendant inopérant l'assurance, base du système financier. -
Amazon veut concurrencer Starlink avec ses satellites internet Kuiper
Dans le sillage d’Elon Musk, le fondateur d’Amazon Jeff Bezos s’apprête à envoyer à son tour sa première constellation de satellites destinés à son projet d'internet spatial, à partir du mercredi 9 avril. -
Safran avance dans son marathon réglementaire lié à la reprise de Collins
Le gendarme britannique de la concurrence estime que les concessions fournies par le groupe français pourraient suffire à apaiser ses craintes. -
Le Parlement européen vote un report de CSRD
Le Parlement européen a voté le report des dates d’application des nouvelles législations de l’UE sur le devoir de vigilance et la publication d’informations en matière de durabilité pour certaines entreprises. -
Des investisseurs français s’unissent pour mieux mesurer les émissions évitées
Le calcul des émissions évitées grâce aux actions de décarbonation s’impose comme une nouvelle métrique clé pour l’industrie de la gestion d’actifs. Mirova, Robeco et Edmond de Rothschild AM ont piloté le lancement d’une plateforme dédiée, soutenue par sept autres grands investisseurs. -
Seuls huit fonds adoptent les labels de durabilité au Royaume-Uni
Au 2 avril 2025, date limite pour l’adoption des labels de durabilité selon les Sustainability Disclosure Requirements (SDR) au Royaume-Uni, seulement 80 fonds ouverts et fermés ont publiquement annoncé avoir adopté un label, représentant 34,5 milliards de livres sterling d’actifs sous gestion, selon des données de Morningstar. En revanche, 325 autres fonds aux caractéristiques durables, totalisant 280 milliards de livres sterling d’actifs, n’ont pas adopté de label.
Sujets d'actualité
ETF à la Une
Contenu de nos partenaires
-
Pénuries
En combat air-air, l'aviation de chasse française tiendrait trois jours
Un rapport, rédigé par des aviateurs, pointe les « vulnérabilités significatives » de la France en matière de « supériorité aérienne », décrivant les impasses technologiques, le manque de munitions et les incertitudes sur les programmes d'avenir -
Escalade
L'armée algérienne passe à la dissuasion militaire contre la junte malienne
La relation entre Alger et Bamako ne cesse de se détériorer ces derniers mois alors qu'ex-rebelles et armée malienne s'affrontent à la frontière algérienne -
En panne
Pourquoi les Français n’ont plus envie d’investir dans l’immobilier
L’immobilier était le placement roi, celui que l’on faisait pour préparer sa retraite, celui qui permettait aux classes moyennes de se constituer un patrimoine. Il est tombé de son piédestal. La faute à la conjoncture, à la hausse des taux, à la chute des transactions et à la baisse des prix, mais aussi par choix politique : le placement immobilier a été cloué au pilori par Emmanuel Macron via une fiscalité pesante et une avalanche de normes et d’interdictions