
Normes extra-financières, pourquoi l’Europe doit l’emporter

Cet été, la normalisation comptable extra-financière a connu deux événements majeurs. D’un côté, l’International Sustainability Standards Board (ISSB), dépendant de la fondation IFRS, a publié le 26 juin son jeu de normes IFRS S1 et S2 (Sustainability 1 & 2). De l’autre, la Commission européenne a adopté le 31 juillet des actes délégués ESRS (European Sustainability Reporting Standards), normes internes à la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Ces deux avancées vont changer la configuration de l’économie mondiale dans l’avenir, en faisant entrer les enjeux environnementaux et sociaux dans les décisions liées aux entreprises, mais pas forcément de la même manière.
Une nouvelle comptabilité
Tout d’abord, revenons sur les raisons de ces travaux. L’idée que les systèmes d’information comptable jouent un rôle déterminant pour réorienter l’univers des entreprises, incluant la finance et la fiscalité n’est pas récente. Elle date des années 1960-70 pendant lesquelles émergent les premières recherches et expérimentations de terrain. On peut la résumer de la façon suivante, comme l’indique le rapport interministériel de 2018 L’entreprise, Objet d’Intérêt Collectif. L’entreprise se comprend à travers sa comptabilité. Or la comptabilité strictement financière, en restant aveugle aux enjeux socio-environnementaux, ne donne pas une image fidèle de la pratique des entreprises. Si bien que les parties constituantes, actionnaires et salariés, de même que les parties prenantes (acteurs qui influencent ou sont influencés par les actions d’une entreprise) ne peuvent pas prendre de décisions avisées à partir de cette image de l’entreprise. Sans modification des systèmes comptables qui occupent un rôle central dans l’entreprise et l’économie, il n’y a donc pas de possibilité d’évolution de nos systèmes socio-économiques vers plus de soutenabilité.
Le cadre et le positionnement de l’ISSB et d’ESRS sont radicalement différents
Une fois ce constat posé, que faire et comment faire ? Après des années de recherches, d’expérimentations volontaires et des débats réglementaires (le normalisateur comptable français et l’Ordre des experts-comptables ont ouvert la voie dès 1996), le sujet de la comptabilité durable est aujourd’hui posé au niveau de la normalisation et de la réglementation, actant le caractère impérieux de ces évolutions dans l’univers de l’entreprise. Cela, à l’échelle européenne mais aussi internationale. L’Europe démontre sa grande avance sur ces problématiques, la France étant elle-même historiquement assez pionnière sur ces questions. Néanmoins, le cadre et le positionnement de l’ISSB et d’ESRS sont radicalement différents. Ces différences font écho à plusieurs décennies de controverses et de débats académiques et professionnels sur la façon de structurer des systèmes comptables extra-financiers.
Privé versus public
D’abord, l’ISSB est un organisme de droit privé, créé en 2021 à l’initiative de la fondation IFRS – fondation déclarée aux Etats-Unis (Delaware) – en parallèle de l’IASB (International Accounting Standards Board), tandis que les ESRS proviennent d’une démarche officielle de l’Union européenne, intégrée dans une directive (CSRD) et soumise au vote des parlementaires européens.
Les premières normes sont dès lors privées, sans légitimité autre que celle que les différents acteurs privés et que les Etats veulent leur accorder. Mais elles peuvent s’appliquer à l’international directement, en s’appuyant potentiellement sur la diffusion des IFRS. Les ESRS sont quant à elles incluses dans une réglementation (hard law) européenne publique, mais limitée, de fait, à ce territoire. Néanmoins, 80 % des encours de la finance durable se comptent en Europe, lui assurant un poids considérable pour imposer ses règles. En outre, l’Union européenne a adopté, dans la mise en œuvre de la CSRD, un principe d’extraterritorialité prévu pour 2028.
Nous sommes donc dans deux registres différents de l’évolution comptable, et dans des enjeux géopolitiques différents, l’une par la « loi », l’autre par la norme privée. Dans le second cas, notons que l’Union européenne – mais en fait tous les Etats souverains internationalement – n’a pas de pouvoir de contrôle et d’orientation des normes de l’ISSB, cet organisme étant libre, au-delà de consultations relevant de sa seule volonté, de produire les normes qu’il désire. On distingue dès lors, en premier lieu, un enjeu de gouvernance et de débat public de fond sur ces évolutions.
Ces approches créent également une divergence dans les dispositifs de création des textes : d’un côté, un système privé, très flexible ; de l’autre, l’obligation de travail et de validation conjoints par les membres de l’Union européenne. Il est tout à fait remarquable, dans ces circonstances, que l’Union européenne, ayant débuté les travaux sur CSRD en 2021, ait réussi le tour de force de permettre une mise en application de cette directive pour les premières entreprises concernées dès 2024, soit dans une temporalité quasi identique à celle des travaux de l’ISSB. Cet exercice démocratique a donné lieu d’ailleurs à une différence notable entre la première proposition des ESRS – très exigeante –, émise en novembre 2022 par les experts en charge de ce travail, et les actes délégués de juin 2023, même si les ESRS conservent finalement une même « philosophie ».
Un périmètre plus large
Une autre différence sérieuse concerne le périmètre d’application de ces textes. L’Union européenne a ainsi voté en 2022 l’application de CSRD progressivement non seulement à toutes les grandes entreprises européennes mais surtout – point majeur – aux PME cotées sur un marché règlementé européen dès 2026. L’enjeu est dès lors d’envoyer un signal fort, attestant une volonté d’étendre à terme l’intégration des problématiques socio-environnementales à l’ensemble des principaux acteurs économiques européens, l’économie européenne étant majoritairement composée de PME/ETI.
Une autre distinction importante concerne l’étendue des enjeux extra-financiers couverts. L’ISSB s’est limité pour l’instant – mais des travaux complémentaires sont en cours – aux questions climatiques, tandis que les ESRS traitent d’un vaste ensemble de thématiques environnementales mais aussi sociales.
Pour l’ISSB, l’entreprise n’a aucune responsabilité vis-à-vis de la nature
Sur le fond, l’ISSB et l’Europe affichent de fortes divergences. L’ISSB a effectué certains choix de positionnement, implicite ou explicite. Selon lui, la nature, à commencer par le climat, seul milieu naturel abordé pour l’instant par l’organisme, est représentée par le biais des services qu’elle procure aux entreprises, et plus précisément en réalité aux actionnaires, en termes de gains ou de risques sur la valeur actionnariale. L’entreprise n’a finalement aucune responsabilité vis-à-vis de la nature et du climat. La responsabilité principale est établie vis-à-vis des actionnaires, seuls acteurs à favoriser.
La CSRD propose de son côté une tout autre vision. Pour elle, schématiquement, la nature, abordée dans son ensemble, est une partie prenante silencieuse (terme employé dans les ESRS). Plusieurs types de parties prenantes, incluant les salariés, les communautés, etc., sont aussi listés dans les ESRS. L’entreprise n’a pas encore de responsabilité pleine et entière vis-à-vis de la nature, mais elle doit intégrer ses impacts sur la nature et les êtres humains.
La notion d’objectifs reposant sur une base scientifique (terme là aussi largement employé dans les ESRS) devient nécessaire pour évaluer ces impacts. Il s’agit donc d’un début de responsabilité étendue. Les métriques sont multiples, bien définies, centrées à la fois sur les enjeux biophysiques et sociaux, et connectées aux flux financiers. La CSRD pose les bases – à compléter – de cette connexion. Enfin, les acteurs centraux dépassent largement les actionnaires pour prendre en compte beaucoup d’autres parties prenantes.
Un « greenwashing » par les normes ?
Techniquement, on parle de « matérialité financière » lorsqu’on ne considère que les impacts socio-environnementaux sur la valeur financière, soit la position revendiquée par l’ISSB. On parle de « matérialité à impact » lorsqu’on qualifie et évalue les impacts de l’entreprise sur l’environnement social et naturel. La prise en compte des deux matérialités s’appellent la « double matérialité », soit la position revendiquée par l’Europe.
Derrière ces questions à la fois conceptuelles, mais aussi pratiques, sur la façon de concevoir les impacts des entreprises, se cache une question de fond. Les évolutions comptables proposées sont-elles à même ou non de guider les entreprises vers l’intégration des exigences scientifiques relatives, d’une façon ou d’une autre, aux limites planétaires – à commencer par l’Accord de Paris – et des inégalités sociales ?
De nombreux travaux scientifiques tendent à montrer que la matérialité financière, et sa conception de la nature et de la gouvernance, ne permet pas d’être en adéquation avec ces exigences, ce qui pousse de nombreux acteurs internationaux à s’interroger sur le potentiel nouveau genre de greenwashing à travers les normes émises par l’ISSB.
En lien avec ces questions, une dernière différence réside dans le fait que les ESRS ont développé finalement un dispositif se rapprochant beaucoup plus de la comptabilité réelle que du reporting « pur », qui correspond à une sorte d’inventaire d’indicateurs. En effet, le rôle de la comptabilité est non seulement de structurer des indicateurs de nature donnée, mais aussi de leur assigner une fonction et de les insérer dans une dynamique organisationnelle, répondant à des finalités, des objectifs donnés.
Précisément, de plus en plus de travaux montrent que la communication simple sur des indicateurs extra-financiers n’est pas suffisante pour engendrer de réelles évolutions des performances organisationnelles. Il est ainsi nécessaire d’intégrer en comptabilité extra-financière ce qui existe pleinement en comptabilité et contrôle de gestion financiers, à savoir des objectifs, des plans d’action, des budgets, etc.
Pour la CRSD, la nature est une partie prenante silencieuse
Tandis que l’ISSB reste à un niveau de publication d’informations, une particularité des ESRS est justement de raisonner selon une philosophie qu’on peut résumer ainsi : « Objectifs (scientifiquement documentés), Plans d’action/de transition, Ressources financières associées ». Cette philosophie est loin d’être achevée et parfaite. CSRD ne contraint pas systématiquement les entreprises à s’aligner sur cette vision pour tous les enjeux socio-environnementaux. Mais les premières pierres sont posées. Dans ce cadre, même si on peut saluer le fait que l’ISSB ait rendu obligatoire la publication du Scope 3 (amont et aval) des émissions de gaz à effet de serre dans IFRS S2, il existe une différence profonde entre la communication de cette information, sans autre exigence d’actions, et l’obligation d’articuler ces informations avec des objectifs concrets scientifiquement valides, des plans d’action et des budgets financiers associés.
Quel avenir pour la réglementation européenne ?
Pour conclure, CSRD est perfectible sur de nombreux points et devrait être vue, espérons-le, comme la première étape d’un cheminement vers la création de systèmes comptables durables scientifiquement et pleinement valides opérationnellement. Comme indiqué, certaines exigences ont été revues à la baisse alors que des acteurs témoignaient de la complexité des ESRS. Ce constat est réel même si un travail approfondi a déjà permis de limiter cette complexité, tout en assurant une interopérabilité avec les IFRS S1 et S2. Une partie de cette complexité provient de la capacité à produire des informations demandées, d’autant plus en respectant l’obligation de validité scientifique et de dialogue avec les parties prenantes.
Peut-être serait-il nécessaire pour la suite que l’Europe développe de nouveaux dispositifs publics/privés, où certains organismes publics clairement identifiés, comme l’Agence européenne de l’environnement, auraient pour tâche la production de données extra-financières scientifiques et utilisables par les entreprises, pour permettre à celles-ci de les intégrer directement dans leurs organisations et dans leur communication comptable extra-financière, requise par CSRD. L’avenir du reporting européen extra-financier pourrait s’inscrire dans un nouveau système de collaboration public/privé, intégrant la fourniture de données publiques et pertinentes pour les entreprises.
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