Vers une accélération de la consolidation dans le numérique de santé en Europe ?

Le secteur de la santé a mis un temps infini à entamer sa transformation numérique, bien après la plupart des secteurs industriels, mais il rattrape désormais son retard à grands pas. En Europe, au-delà des nombreuses start-ups porteuses d’innovations, d’importants éditeurs de solutions logicielles, soutenus notamment par des fonds de private equity, investissent massivement pour accélérer leur développement de façon organique et par acquisitions. Certains pourraient-ils devenir les grands acteurs du numérique de santé de demain et concurrencer au niveau international des poids lourds comme Cerner ou Epic ? Cerner, acquise en 2022 par Oracle pour plus de 28 Md$, a pour le moment échoué à entrer massivement en Europe, tandis qu’Epic est parvenu à gagner une vingtaine de sites emblématiques sur le vieux continent en 10 ans. Les acteurs européens doivent se renforcer pour faire face.

L’émergence de grands éditeurs européens

Depuis un peu plus de deux ans, le marché européen du logiciel de santé se structure, porté par des opérations de M&A et de capital-investissement de plus en plus importantes. Entre 2022 et 2024, dix opérations ont ainsi dépassé les 100 M€ de valeur d’entreprise en France, tandis que plus d’une quarantaine de transactions de cette envergure ont été enregistrées en Europe de l’Ouest sur la période, illustrant la montée en taille des entreprises du secteur. L’intérêt croissant des grands fonds anglo-saxons, comme TA Associates, Hg, PSG, Francisco Partners ou encore CVC, témoigne de ce changement d’échelle.

Tous les segments du numérique de santé connaissent ce mouvement de consolidation, que ce soit celui de la gestion du dossier patient informatisé (DPI), animé par des acteurs comme Dedalus, Maincare ou Nexus qui proposent des solutions logicielles globales pour les hôpitaux, celui des logiciels pour les professionnels de santé avec des groupes tels que CBA, Compugroup, Corilus ou Sofia Développement (une participation d’Extens), ou encore le secteur de l’imagerie médicale avec le Français EDL qui a récemment réorganisé son capital avec Dentressangle.

Les premiers giga deals en vue

Cette montée en taille des acteurs européens du logiciel de santé pourrait bientôt donner lieu à des deals d’envergure. Le cas de Softway en est une parfaite illustration. Cet éditeur de logiciels hospitaliers, qui frôle les 150 M€ de chiffre d’affaires, initie actuellement un processus de cession dont l’issue en ferait la plus grosse opération du secteur en France. Le futur actionnaire, vraisemblablement un grand fonds d’investissement, misera sur trois axes de développement : l’expansion européenne ; l’ajout de verticales adjacentes afin d’adresser de nouvelles typologies de clients au-delà des hôpitaux ; et l’intégration de nouvelles fonctionnalités à valeur ajoutée, s’appuyant notamment sur l’intelligence artificielle.

En parallèle, dans le domaine du médico-social, des acteurs comme Teranga (Groupe Orisha, ex-participation d’Extens) en France, ou Medifox (Groupe Resmed) en Allemagne, devraient chercher des relais de croissance, notamment sur la prise en charge du patient à domicile, pour répondre aux besoins croissants d’une population vieillissante. Autre acteur majeur sur ce segment, Arche MC2, aujourd’hui détenu par Activa, devrait prochainement faire évoluer son capital afin de se donner les moyens de participer à cette consolidation.

Les plateformes de solutions logicielles verticales, à l’image d’Orisha, Berger-Levrault, Constellation Software ou encore Vitec, participent activement à cette dynamique avec la volonté d’intégrer les pépites du secteur pour créer des leaders du marché, tandis que d’autres consolidateurs comme Septeo ne cachent pas leur intention d’entrer également sur cette verticale santé si convoitée.

Les exceptions Cegedim et Doctolib

Certains groupes semblent néanmoins échapper à cette logique de consolidation. C’est le cas de Cegedim en France qui, malgré son envergure et son statut d’acteur historique, reste à l’écart de ces grandes manœuvres. Son statut de société cotée et son niveau de valorisation inférieur aux multiples constatés dans le secteur constituent probablement des freins à son agilité et à sa capacité à jouer les premiers rôles. À l’image de CompuGroup, société cotée en Allemagne qui a récemment fait l’objet d’une OPA du fonds CVC, le fournisseur de solutions pour les professionnels de santé sera, à n’en pas douter, suivi attentivement par les investisseurs.

Enfin, Doctolib, véritable success story française, a fait le choix d’un développement principalement organique avec l’ambition de déployer son offre au niveau européen et d’en compléter l’étendue fonctionnelle avec des solutions d’aide au diagnostic et de prise en charge du patient, au-delà de son socle de gestion administrative du cabinet. Un parcours qui pourrait inspirer les jeunes pousses qui continuent à voir le jour en se concentrant sur des problématiques à forte valeur ajoutée. À titre d’exemple, les éditeurs de plateformes pour la gestion du personnel, la biologie médicale, l’imagerie médicale, les métiers paramédicaux ou le parcours patient pourraient elles aussi participer à la consolidation.

Manifestement, les éditeurs de logiciel européens sont en train de changer d’échelle et ce mouvement doit encore s’amplifier pour mieux adresser ce marché extrêmement porteur. Les trois prochaines années pourraient ainsi constituer un tournant décisif pour le numérique de santé en Europe et donner naissance à quelques champions internationaux. Les opérations de consolidation à venir permettront notamment aux principaux acteurs de constituer une offre permettant d’assurer la continuité du parcours de soin entre la ville et les établissements de santé. Cet enjeu d’interopérabilité est majeur. Il devrait être au cœur des investissements, accélérant ainsi la transformation du secteur avec des solutions numériques améliorant l’efficience des établissements, des personnels de santé, et permettant in fine de mieux répondre aux besoins des patients.

Arnaud Houette – Associé fondateur d’Extens, fonds d’investissement de référence en logiciels de santé & Laurent Azout - Associé de Cambon Partners, banque d’affaires spécialisée notamment sur les secteurs logiciels et santé