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Règlement EUDR sur la déforestation – Quels impacts sur les chaînes d’approvisionnement?

Columbia Threadneedle Investments
L’EUDR relatif aux produits « zéro déforestation » se veut aussi un vecteur d’innovation pour une alimentation plus durable.
Logs in forest
Aligned logs.  -  Taiyou Nomachi/Getty Images

Malgré les nombreuses promesses des entreprises en matière de durabilité et les initiatives de plusieurs parties prenantes, les progrès en matière de lutte contre la déforestation sont plutôt timorés. La croissance démographique, la demande accrue de denrées alimentaires, de matériaux et la nécessité de développement économique continuent de favoriser l’expansion de l’agriculture dans des zones auparavant occupées par la forêt (cf. Figure 1).

Même si le défi est de taille, nous pensons que les pays redoubleront d’efforts dans la lutte contre la déforestation, car les 10% d'émissions mondiales de gaz à effet de serre1 imputables à celle-ci deviendront plus difficiles à ignorer lorsque nous aurons décarboné nos réseaux d'électricité et de transport. Il en ira de même pour le rôle de la déforestation dans la perte de biodiversité et la vulnérabilité accrue au changement climatique. De ce fait, les actions des autorités de réglementation et des parties prenantes en feront un thème de plus en plus important pour les entreprises et leurs investisseurs.

Adopté en juin 2023, le règlement de l’Union européenne sur les produits « zéro déforestation » (EUDR)2 constitue à nos yeux un pas dans cette direction. En effet, il est de nature à anticiper la survenance d’impacts importants futurs tels que les perturbations des chaînes d’approvisionnement et l’augmentation des coûts de production et d’exploitation, sans oublier les éventuelles controverses et le préjudice qui en résulte en termes d’image. Au niveau macroéconomique, l’EUDR pourrait également bouleverser les relations commerciales en réduisant les importations de l’UE en provenance de pays impactés par la déforestation.

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 -  CTI

Quelles sont les impacts de l’EUDR ?

L’adoption de l’EUDR pourrait constituer un tournant, et ce pour plusieurs raisons qui font la singularité de ce règlement : la nature détaillée du processus de diligence raisonnable qu’il met en place, le délai réduit de mise en œuvre (18 mois), les lourdes amendes potentielles, la définition de la déforestation dans le règlement étendue à ce qui est légale dans le pays d’origine et l’inclusion de mécanismes permettant à des tiers de signaler des manquements au règlement.

Concrètement, à partir de fin 2024, les entreprises devront soumettre des déclarations de diligence raisonnable pour les importations vers l’UE d’huile de palme, de cacao, de café, de bois, de caoutchouc, de viande bovine et de soja, ainsi que pour les « produits dérivés » tels que le cuir, le chocolat, le beurre de cacao, les acides gras, les peroxydes et le glycérol, la pâte à papier, les meubles, les pneus etc...

Les informations requises comprennent les données de géolocalisation des parcelles où les matières ont été produites, afin de démontrer qu’il n’y a pas eu de déforestation ou de dégradation de la forêt dans la zone concernée depuis décembre 2020. Les entreprises sont également tenues de procéder à une évaluation des risques et, en présence d’un risque non négligeable de déforestation, de prendre des mesures d’atténuation. Les matières concernées doivent également respecter les exigences légales du pays d’origine, par exemple en matière de droits de l’homme.

Les amendes possibles sont lourdes : au moins 4% du chiffre d’affaires réalisé dans l’UE, en plus de la confiscation des produits par les douanes entre autres.


Quelles sont les conséquences pour les entreprises ?

Le règlement est susceptible d’entretenir la pression inflationniste globale observée depuis un an. Les entreprises devront renforcer leur système de diligence raisonnable et de traçabilité pour faciliter la communication d’informations géographiques qui vont au-delà des exigences de bon nombre de systèmes de certification de matières premières utilisés à ce jour. Il sera également nécessaire de recourir à des services de cartographie par satellite et de distinguer les chargements de produits importés. Cela fera probablement augmenter les coûts de production et d’exploitation. Il pourrait y avoir des charges non récurrentes de mise en œuvre et/ou d'évaluation approfondie des risques, des systèmes de diligence raisonnable et de traçabilité, ainsi qu’une augmentation et une volatilité des coûts de production en raison d’écarts entre l’offre et la demande de produits entièrement traçables et de la nécessité de cloisonner les chaînes d’approvisionnement.

Dans son évaluation d’impact du nouveau règlement, l’UE estime que la diligence raisonnable se traduira par 175 millions EUR à 2,6 milliards EUR de surcoûts, soit 0,3% à 4,3% des coûts de production des entreprises. Le règlement s’appliquera aussi bien aux entreprises basées dans l’UE qu’aux multinationales qui importent les produits concernés vers l’UE.


Identifier les risques et les opportunités

Pour identifier les risques inhérents, nous avons évalué les volumes de matières premières au regard de l’EBITDA afin de mettre en évidence une sensibilité éventuelle de la hausse des prix des matières premières, ainsi que la proportion du chiffre d’affaires réalisé dans l’UE en lien avec les produits concernés. Dans le même temps, nous avons évalué le degré de préparation des entreprises à l’entrée en vigueur de l’EUDR en nous appuyant sur l’outil de gestion du risque de déforestation exclusif de Columbia Threadneedle. En combinant toutes ces données, nous avons créé une carte de l’exposition potentielle des émetteurs. Cela a servi à alimenter les discussions avec les équipes de gestion et permet de définir les priorités en matière de dialogue avec les émetteurs.

Nous avons également identifié des émetteurs potentiellement vulnérables à une perturbation des approvisionnements en raison de l’ampleur de leur chiffre d’affaires réalisé dans l’UE et de lacunes persistantes dans la traçabilité de certaines matières premières. Cette analyse a mis en évidence de possibles problèmes au sein des chaînes d’approvisionnement du café et du cuir, qui sont particulièrement fragmentées et souvent opaques. Des problèmes peuvent également survenir lorsque les entreprises sont dépendantes de certificats ou doivent faire face à une traçabilité limitée au premier niveau de la chaîne d’approvisionnement, par exemple les pressoirs à huile de palme plutôt que les plantations. En de tels cas, cela implique des coûts pour les entreprises qui doivent changer de fournisseur. L’analyse est également compliquée par le manque d’informations disponibles, par exemple dans la filière du caoutchouc, qui est susceptible d’occulter des impacts importants.


Des relations commerciales bouleversées

Au niveau macroéconomique, certains pays pourraient voir leurs exportations vers l’UE être compromises (Figure 2). Le Brésil semble concerné car il exporte un volume important de café, de soja et de pâte à papier vers l’UE. Toutefois, cela ne représente que 7% environ de la valeur totale des exportations du pays.3

S’agissant de la Côte d’Ivoire, le cacao exporté vers l’UE représente plus de 20% de la valeur totale de ses exportations.4 Néanmoins, le poids considérable de l’Afrique de l’Ouest dans la

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 -  CTI

mondiale de cacao confère aux pays exportateurs un certain pouvoir de négociation. Actuellement la Côte d’Ivoire a envoyé une délégation à Bruxelles pour conclure un accord en vertu duquel les multinationales assumeront le coût de mise en œuvre des mesures de traçabilité. Ce pays pourrait faire de la résolution de cette question une condition préalable à la reprise de ses exportations de cacao.

D’autres pays émergents vivement opposés au règlement européen ont déposé un recours devant l’OMC.

Qui tirera son épingle du jeu ?

Même si ce règlement entraîne des répercussions négatives, il présente aussi des avantages. En définitive, il devrait accroître l’offre de matières premières traçables. Il sera également un vecteur d’innovation dans le thème plus général de « l’alimentation durable ». Voici quelques aspects à prendre en compte :

  • Traçabilité des approvisionnements : les entreprises qui font depuis longtemps des efforts pour améliorer la traçabilité de leurs approvisionnements sont les mieux armées pour se mettre en conformité avec le nouveau règlement dans le délai imparti. Cela conférera un avantage aux géants du secteur alimentaire et des biens de consommation qui disposent déjà des capacités et des moyens financiers adéquats.
  • Traçabilité et outils de cartographie : de nombreuses start-ups sont en train de mettre au point des plateformes de traçabilité. La surveillance en temps réel par satellite au moyen d’outils tels que le service à distance Starling d’Airbus permettra de mesurer l’impact environnemental des chaînes d’approvisionnement.
  • Substituts aux matières premières à risque de déforestation : des entreprises telles que Geno et C16Biosciences ont recours à un substitut de l’huile de palme tiré de la fermentation de déchets alimentaires, en collaboration avec de grandes entreprises de biens de consommation très dynamiques comme Unilever et L’Oréal. WNWN Food Labs commence à faire de même pour le cacao dans le cadre d’un partenariat de recherche et développement avec Mondelez. De nombreuses marques recherchent des substituts au cuir biosourcés tels que le bambou, le mycélium ou la peau des fruits. Il y a d’autres substituts plus évidents comme les matériaux recyclés. Le papier, la pâte à papier et le caoutchouc pourraient ainsi être davantage recherchés par les entreprises cherchant à éviter l’obstacle réglementaire.
  • Outils et produits visant à améliorer les rendements agricoles : à moyen terme, la lutte contre la déforestation soutiendra indirectement les efforts d’amélioration des rendements agricoles, grâce par exemple à l’accent mis sur l’agriculture de précision ou à la réforme de la réglementation sur les nouveaux aliments ou les technologies d'édition génomique. Cela peut profiter à des entreprises comme Deere, CNH, Corteva et Bayer.

1 Les estimations d'émissions imputables à la déforestation sont variables car les forêts et les changements d’affectation des sols peuvent être à la fois une source de carbone et un puits de carbone. Selon le GIEC, les émissions nettes liées à la sylviculture, à l’agriculture et aux changements d’affectation des sols représentent 23% des émissions mondiales de GES, imputables en partie à la déforestation.

2 https://environment.ec.europa.eu/topics/forests/deforestation/regulation-deforestation-free-products_en
3 Banque mondiale, 2022 4 Commission européenne/Banque mondiale, 2022