Face à l’invasion de la Russie, déclenchée le 24 février dernier, la population ukrainienne résiste comme elle peut. «Depuis le début de l’invasion russe, les Ukrainiens ont deux postes. Le jour, ils font la guerre pour défendre le pays. La nuit, ils travaillent, surtout dans le domaine de l’informatique. C’est un but. Ils se battent non seulement pour leur liberté mais aussi pour leur vie», témoigne Andrey Kolodyuk, co-fondateur et président du conseil de surveillance de l’association du capital investissement et du private equity en Ukraine (UVCA), avec qui NewsManagers a pu longuement échanger en marge du Fund Forum de Monaco mi-mai. Le quadragénaire est un pionnier du non-coté dans son pays. Après s'être formé à l’entrepreneuriat aux Etats-Unis, notamment dans la Silicon Valley, à la fin des années 1990, Andrey Kolodyuk est lui-même devenu un business angel. Il a fondé et développé une dizaine d’entreprises ukrainiennes dans les domaines de la technologie, des télécoms et de l’électronique via son fonds AVentures lancé en 1999. En ces temps de conflit, celui qui a aussi co-fondé la fondation Free Ukraine monte au créneau pour délivrer un message: l’économie ukrainienne résiste, elle aussi, et elle peut se reconstruire très vite. «Le coût des dommages pour l’ensemble des infrastructures détruites depuis le début de l’invasion russe a été évalué à plus de 500 milliards de dollars. Cela étant, les opportunités découlant des projets de redressement, de redéveloppement et de reconstruction sont estimées à plus de 1.000 milliards de dollars. La question est maintenant de savoir si nous allons calculer et attendre la fin de la guerre pour commencer à reconstruire l’Ukraine, si nous allons attendre le plan Marshall ou si nous allons commencer aujourd’hui en utilisant des moyens innovants pour reconstruire le pays. Le cas de l’Ukraine regroupe à peu près tous les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies en même temps. La question est de savoir comment répondre aux besoins essentiels en passant d’un énorme programme d’aide ponctuel à des projets d’investissement durables», expose Andrey Kolodyuk selon qui l’Ukraine, à la différence de l’Irak, de la Syrie ou de l’Afghanistan peut s’appuyer sur sa communauté du private equity et du capital investissement pour rebâtir le pays. Andrey Kolodyuk, président du conseil de surveillance de l’association du capital investissement et private equity en Ukraine (crédit UVCA)Une nation émergente pour les investisseurs privés L’UVCA a d’ailleurs été établie juste après le commencement de la guerre du Donbass dans l’est de l’Ukraine en juillet 2014 dans l’objectif de garder les investisseurs dans le pays. Le président du conseil de surveillance estime que le capital investissement demeure sous-capitalisé localement. Néanmoins, quelque 2,8 milliards de dollars de flux privés ont été investis ces huit dernières années dans plus d’un millier de sociétés ukrainiennes. En conséquence, l’Ukraine recense sept licornes et cinquante autres sociétés seraient proches d’obtenir ce statut. «Ce sont majoritairement des fonds de capital-investissement américains qui ont investi leur argent dans les sociétés ukrainiennes, aux côtés des 25 fonds qui opèrent dans le pays. Nous sommes les premiers investisseurs puis nous invitons les autres à entrer dans leur capital au fur et à mesure. Tous les general partners, gérants de fonds de capital investissement ukrainiens sont des entrepreneurs ». L’année 2021 a constitué un cru record pour les sociétés privées ukrainiennes qui ont levé 860 millions de dollars. En 2014, les flux n’étaient que de l’ordre de 45 millions de dollars en raison de la guerre du Donbass. «L’an dernier, le chiffre a été multiplié par 20. Plus important encore, nous avons observé 28 sorties. Les fonds de premier plan de la Silicon Valley ont investi en Ukraine et soudainement, l’Ukraine a émergé sur la carte de l’investisseur privé» , ajoute Andrey Kolodyuk. Un secteur dans lequel l’Ukraine montre un fort potentiel est celui des technologies de l’information (IT). Dans ce domaine, le pays demeure l’ancienne base de l’Union soviétique et, selon le président de l’UCVA, est un des pays au monde les plus avancés. Le secteur de l’IT local est indépendant, il ne fait l’objet d’aucune supervision par le gouvernement et les oligarques ne peuvent en prendre le contrôle, dit Andrey Kolodyuk qui recense quelque 300.000 Ukrainiens ayant entre autres la capacité de répondre aux menaces cybernétiques. Les promesses de la nouvelle Ukraine Seulement, avec huit millions d’Ukrainiens déplacés et quatre millions qui ont quitté le pays depuis le début de l’invasion russe, sans compter les civils au combat, la question du chômage se pose selon le président de l’UVCA. L’Organisation internationale du travail estimait courant mai que 4,8 millions d’emplois avaient été perdus en Ukraine depuis le début de l’invasion russe. La pandémie de Covid-19 a montré que le télétravail était une alternative, la communauté ukrainienne cherche donc des alternatives informatiques pour continuer à vivre, glisse Andrey Kolodyuk. «Le principal obstacle à la croissance de 20 % par an du secteur des technologies de l’information que nous avons connue ces dernières années était le manque de capital humain. Aujourd’hui, la main-d'œuvre est massive en termes de capacités, tout comme en 2014. Auparavant, les jeunes pensaient à créer des entreprises mondiales hors d’Ukraine. La «nouvelle Ukraine» change la donne», poursuit-il. Le président du conseil de surveillance de l’UVCA considère l’Ukraine elle-même comme un projet pour les entrepreneurs internationaux et les capital investisseurs avec plusieurs couches. L’Ukraine pourrait devenir le pays dans lequel on pourrait par exemple présenter les meilleures pratiques en termes de chaîne de blocs (blockchain) et de décentralisation, dit-il. Plan Marshall Hors du pays, plusieurs voix s’élèvent pour la conception d’un plan Marshall visant à son redressement. Mais si plan Marshall il y a, il devrait, selon Andrey Kolodyuk,être exécuté par le secteur du private equity et du capital investissement, soutenu par les sociétés que les fonds détiennent en portefeuille. «Le gouvernement n’est pas capable de gérer de l’argent, exception faite du domaine militaire. De plus, l’Ukraine a passé une loi de décentralisation qui permet aux provinces du pays de se gouverner elles-mêmes donc il y a une concurrence qui s’est installée entre provinces pour attirer les entreprises. Cela dit, les partenariats public-privé doivent encore être établis et le secteur privé doit tenir son rang.» Et le rôle de l’Europe dans cette reconstruction? Au cours d’une conférence de donateurs européens en mai plus de six milliards de dollars de promesses de dons pour l’Ukraine ont été annoncés. Contrairement à la volonté du président ukrainien Volodymyr Zelensky qui demande depuis mars l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, Andrey Kolodyuk voit des avantages à rester hors de l’Union européenne. Par exemple, l’Ukraine a adopté en deux mois une proposition de loi sur les actifs digitaux avec toujours l’idée sous-jacente de faire de la nation un hub pour entrepreneurs. Ce qui pour Andrey Kolodyuk n’aurait pas été possible si l’Ukraine avait été membre de l’UE. «Cependant, l’argent institutionnel en provenance de l’UE peut tout à fait participer à l’opportunité de reconstruction de l’Ukraine de 1.000 milliards de dollars», dit-il. Reste que sur le terrain, l’Ukraine est devenue d’après lui «la clôture de l’Europe» et que «pour le bien de l’Europe, l’Ukraine doit devenir le principal cluster de développement économique dans la région».